Saro était assis sur une chaise, le visage sombre, la tête posée sur son poing fermé. Dans le camp mercenaire, personne n’avait osé lui adresser la parole depuis qu’il était rentré du Temple de Nacre.
« Tu n’as pas réussi à récupérer ta fille ? demanda Kerdin qui sortait de nulle part.
– J’ai l’air de l’avoir sous le bras ? » répondit Saro en colère.
Kerdin passa derrière lui et lui posa les mains sur les épaules.
« Allons, allons. Tu ne tentes rien de plus pour la récupérer ?
– Comme si je le pouvais… Le temple a une défense bien trop organisée. Et Cathàn ne se laissera pas faire.
– Tu vas abandonner ?
– Parce que tu as une solution ? » demanda Saro. Il n’était pas d’humeur à jouer aux devinettes avec Kerdin. L’elfe montagnole se pencha sur lui et lui prit le visage dans ses mains.
« J’ai une solution. Je peux te ramener ta fille.
– Et qu’est-ce que tu y gagneras ? Qu’est-ce que tu veux en échange ? »
Kerdin s’éloigna de lui et s’arrêta devant la porte.
« Je veux que tu m’accompagnes sur Hylja, mon île.
– C’est tout ?
– Oui. » dit l’elfe avec un sourire qui lui allait d’une oreille à l’autre.
Saro regarda dans le vide pendant quelques instants. Il considéra la possibilité d’aller reparler à Cathàn… et de l’impossibilité qu’elle accepte de lui laisser Salpi.
« C’est d’accord. Ramène-moi Salpi. Ramène-moi ma fille et je te suivrai où tu voudras. »
La nouvelle de ce rendez-vous parvint bien vite aux oreilles de Volker. Attablé au bar, il fixait le fond de son verre, pensif. Difficile pour lui que de voir cette invitation comme autre chose qu’un défi lancé par Gunnolvur. Il fallait qu’il y réponde ; moins par jalousie — il avait déjà Dorsa et était bien assez populaire — que par fierté de ne pas voir son propre père se railler de lui impunément.
Que faire ? Il avait d’abord voulu lui offrir un bouquet de fleurs, composé d’espèces rares et exotiques. Ça produisait toujours son petit effet, surtout auprès d’une jeune femme. Mais Cathàn n’était pas n’importe quelle jeune femme, c’était une princesse, et elle s’attendait certainement à mieux. Par manque d’idée, il l’avait quand même commandé, mais maintenant qu’il était au cabaret, il hésitait.
Il se creusait les méninges depuis plusieurs minutes quand Téméni vint s’asseoir à côté de lui.
« Le fils du conseiller militaire aurait-il tant de problèmes qu’il en perd son sourire ? Tu es au cabaret, profites plutôt des femmes et oublies tes soucis, lui dit-elle en lui resservant un verre de liqueur de prune.
– Ce sont les femmes du cabaret qui me donnent du souci ! s’exclama Volker en se redressant.
– Qu’elles sont vilaines. Tu ferais mieux de les oublier et de passer un petit moment avec moi. Que dirais-tu d’aller aux thermes ? Il n’y aura pas grand monde à cette heure-ci, nous y serons bien tous les deux. »
Volker leva un sourcil, intrigué.
« Je ne suis pas sûr d’avoir le temps pour une autre relation. Je ne sais que faire avec les maîtresses que j’ai déjà, et j’arrive à peine à les garder !
– Moi, je te coûterai sûrement moins cher, tout en étant plus fidèle…
– C’est gentil, fit Volker avec un sourire amer, mais je préfère Cathàn. »
Téméni balança sa queue d’écaille de gauche à droite, et ses pupilles fendues verticalement se resserrèrent, signe de son irritation.
« Tu as tort de n’avoir d’yeux que pour elle en ce moment. Tu t’éloignes de Dorsa, et si ça continue, tu finiras par changer les couches de sa gamine !
– Dorsa, elle en a vu d’autres ! » répliqua le jeune homme.
Il réfléchit quelques instants.
« Et je pense que m’occuper d’enfants me fera marquer des points auprès des autres femmes. »
Il laissa Téméni ruminer sa jalousie et continua son chemin.
Quand Volker entra dans la chambre, il y avait déjà du monde : Késia, Dorsa et Ostine étaient toutes venues rendre visite à Cathàn, mais surtout à Salpi. Les courtisanes étaient vêtues de toges légères qui permettaient d’apprécier leurs formes exquises ; la ligne de leurs seins délicats se suivait des yeux à travers le tissu semi-transparent. Penchées sur le berceau, elles souriaient aux babillages de Salpi.
« Volker ! Quel plaisir. Comme tu peux le voir, je suis un peu occupé, et j’ai une invitation plus tard.
– Je… je passais juste pour te saluer. D’ailleurs, c’est un cadeau. »
Il lui tendit les fleurs aux pétales de couleur vive et d’aspect lisse.
« C’est quoi ? s’étonna Késia en s’approchant.
– Des fleurs du continent tyréen.
– Je n’ai jamais vu ça, ajouta Dorsa, et pourtant, j’y ai passé du temps.
– Elles viennent du désert de Traellar, indiqua Volker.
– Traellar ! On dit que personne n’a jamais pu y vivre plus d’un an, mais visiblement, il y pousse de bien belles choses. » s’exclama Ostine. Elle donna un coup de coude au jeune homme.
« Je sais que les Varègues sont polygames, mais tu ratisses large, mon petit ! Dorsa, et maintenant Cathàn… je vais être à court de courtisanes, si tu continues.
– Quand je vois une belle femme, il est difficile de ne pas lui faire la cour.
– Vraiment ? Ça n’a rien à voir avec ton père ? » demanda Késia qui s’étirait, mettant en valeur ses bras nus.
« Je… je n’ai aucun souci avec mon père, nous ne sommes pas en compétition. » coupa-t-il d’un revers de la main.
Les babillements de Salpi attirèrent son attention. Elle agitait ses petites mains dans sa direction, intriguée par ce jeune homme.
« J’ai aussi quelque chose pour elle ! »
Il tira de sa poche une poupée en chiffon, avec une grosse tête en fils de laine et un corps en cuir. Deux boutons faisaient les yeux. Elle représentait un Humain avec un sourire lui fendant le visage d’une oreille à l’autre, vêtue d’une robe de marchand bleu et noir.
« Une poupée à l’effigie de Culzan ?
– Je croyais que les Varègues priaient Laran, le dieu de la guerre, remarqua Cathàn.
– Tout le conseil de la ville est adepte de Culzan.
– Le dieu du commerce… un bien meilleur choix que celui de la guerre. » sifflota Ostine.
Salpi semblait apprécier son nouveau jouet, preuve en est qu’elle le mâchouillait déjà.
« Je suis désolée Volker, mais j’ai un rendez-vous pour ce soir, je ne pourrais pas te tenir compagnie plus longtemps.
– Un… un rendez-vous… avec… »
Il prit une grande inspiration.
« Avec mon père ? » demanda-t-il enfin.
Les courtisanes le regardaient avec un grand sourire. Dorsa s’approcha et lui passa la main dans les cheveux.
« C’est bien le même étalon de mes nuits qui s’irrite des conquêtes de son père ?
– Pas du tout. Cathàn est très demandée, en ce moment. Je… »
Dorsa lui posa les mains sur les épaules.
« Je ne te suffis plus ?
– Mais… mais non… » demanda-t-elle en lui faisant la moue.
Cathàn et Késia observaient leur petit jeu du coin de l’œil. Malgré toute la majesté et la grâce qui la caractérisait, Dorsa flirtait avec Volker comme si elle était encore adolescente.
« C’est peut-être ça qui lui plaît… » murmura Késia en levant un sourcil.
Dorsa emporta Volker en dehors de la chambre. Késia et Ostine se rendirent en salle, où du monde les attendait.
Cathàn n’avait plus qu’à se préparer. Elle enfila une robe de flanelle rouge, semi-transparente. Il fallait que Gunnolvur en ait plein la vue ! Elle noua ses cheveux en queue de cheval et laissa quelques mèches lui tomber sur les joues ; de l’avis général, elle était encore plus mignonne ainsi.
Pendant qu’elle essayait son parfum, elle ne put s’empêcher de sourire : la rivalité qu’elle avait déclenchée entre le père et le fils était adorable à ses yeux, et cela lui permettait d’oublier Saro.
Une servante entra dans sa chambre.
« Mademoiselle Cathàn, votre rendez-vous est arrivé.
– Je me dépêche ! » déclara la jeune Femme-Renard.
Avant de sortir, elle se retourna vers la servante.
« Tu peux me garder la petite ?
– Très bien. Et cette fois, je la change de chambre ?
– Pas la peine. Ostine nous a préparé un salon privé ! »
Cathàn s’en alla en sautillant.
La servante s’assit sur le lit et remua le berceau de Salpi. Le bébé ne tarda pas à s’endormir ; c’était là l’un des avantages des enfants Garaches : ils bougeaient beaucoup pendant la journée, mais le soir, ils faisaient leurs nuits d’une traite. Le jour était déjà tombé, et les lunes rouges brillaient dans le ciel sans nuages. La musique des étages inférieurs parvenait tamisée jusque dans la chambre, et la petite servante commençait elle aussi à somnoler.
« Tu veux que je te remplace ? demanda soudainement une voix. Tu peux aller te reposer.
– M-merci beaucoup. » répondit la servante en sortant de sa somnolence. Elle quitta la pièce après une courbette et sans en demander plus, trop fatiguée.
« Elle dort vraiment comme un ange… contrairement à sa mère… » murmura la courtisane en se penchant sur le berceau de Salpi.
Gunnolvur avait réservé une table discrète au restaurant. Pour l’occasion, il portait une cape noire et une veste serrée sur son torse large. Ses cheveux bleus, tirés en arrière, avaient été coiffés par un professionnel.
Un valet tira la chaise de Cathàn et lui servit un verre de vin dès qu’elle fut assise.
« C’est un blanc réputé du Delfinat, j’espère qu’il siéra à votre palais.
– Du Delfinat ? C’est en Mérovie ? Ça a dû vous coûter une fortune à importer ! s’exclama faussement Cathàn en y trempant ses lèvres.
– Un Varègue, un vrai, ne s’abaisse pas à importer des objets de luxe. Il les conquiert ! »
Cathàn plissa les yeux tout en sirotant son vin.
« Je vois. Et pourquoi vouliez-vous me voir, aujourd’hui ? C’est parce que votre fils essaye aussi de me conquérir, cela vous dérange d’être distancé ? demanda-t-elle avec un sourire.
– Encore ces insinuations… non, je passe juste pour vous offrir un cadeau pour la naissance de votre fille.
– Votre fils est justement passé cet après-midi avec la même intention…
– Je suis au courant. Une peluche… c’est d’un ridicule. »
Il claqua des doigts et le valet déposa une statuette en cuivre finement ciselée et dont le visage était recouvert d’une pellicule d’argent.
« C’est Belisama, notre déesse des Arts.
– Je… je vous remercie, c’est un très beau cadeau. Mais je ne suis pas sûr qu’il soit plus apprécié qu’une peluche. Ma fille n’a qu’un mois et demi… »
Pour la première fois, elle vit un Gunnolvur embarrassé qui détourna le regard et cherchait ses mots.
« C’est… c’est vrai, oui ! Mais je peux encore lui en obtenir une, certainement de meilleure qualité que ce que mon fils pourrait…
– Allons, allons, il ne lui faut pas que des peluches ! Une statuette, c’est très bien aussi. Elle en aura l’usage d’ici quelques années ! » dit Cathàn en admirant l’objet.
Le diner se poursuivit par divers plats de grand luxe, comme Gunnolvur en avait l’habitude quand il invitait une de ses conquêtes au restaurant. Cathàn n’était pas mécontente de ce traitement ; et elle s’en amusait beaucoup, car elle voyait bien que le père tentait par tous les moyens de se montrer supérieur au fils. Ce n’était pourtant pas comme si elle n’avait pas déjà vu ses capacités, de près et en action !
« Vous avez prévu de passer la nuit avec quelqu’un ? demanda Gunnolvur alors qu’ils étaient sur le point de terminer.
– Pourquoi ? Vous voudriez vous proposer ?
– Simple curiosité. Je dois partir, j’ai du travail à faire pour le conseil de la ville.
– Je vois… fit Cathàn, déçue. Non, je n’ai personne.
– Alors, vous allez pouvoir passer la soirée avec votre fille. Faites-le, tout le monde n’a pas cette chance. »
Le valet lui apporta sa veste de militaire, il salua la courtisane et quitta la pièce. Cathàn le regarda s’éloigner en entortillant une de ses mèches de cheveux autour de ses doigts.
« Il n’a pas tort… »
Cathàn rentra seule. Quand on en venait aux enfants, l’attitude de Gunnolvur devenait tout de suite plus douce. Peut-être parce qu’il avait peiné à élever le sien, qu’il laissait les autres tranquilles sur ce sujet-là.
« Il n’est pas difficile à cerner… » murmura Cathàn.
Elle pressa le pas. Que ce soit par gentillesse ou pas, cela ne changeait rien au fait qu’elle rentrait seule ce soir ; elle risquait de faire naitre des ragots sur son attractivité déclinante !
« Me revoilà ! » déclara-t-elle en entrant dans sa chambre.
Tout était calme.
« Salpi ? »
Elle se pencha sur son berceau. Il était vide.
Le cœur de Cathàn frappa un grand coup dans sa poitrine. Elle appela immédiatement la petite servante.
« Où est ma fille ?
– Madame… l’une de vos amies courtisanes s’est proposée pour veiller sur elle.
– Qui ? » demanda Cathàn. Elle poussa un soupir de soulagement ; mais ce pouvait être n’importe qui, car quasiment toutes les autres filles voulaient chouchouter Salpi.