Le lendemain à la première heure, on toqua à sa porte. Dorsa était venue la chercher.
« Suis-moi. La matrone veut te voir. »
Cathàn s’enfourna un morceau de pain devenu dur dans la bouche avant de la suivre.
Tout en marchant, elle observait Dorsa du coin de l’œil. Elle devait avoir trente ans, ou peut-être plus, il était difficile d’estimer l’âge des elfes. Sa peau était bleu-nuit, son corps modelé sur la forme d’un sablier ; elle avait des lèvres pulpeuses, de grands yeux noirs, une forte poitrine. Elle portait une robe moulante aux motifs floraux, des bracelets d’argent aux poignets, des chaussons rehaussés de fils d’or. Avec un tel accoutrement, ce ne devait pas être une simple prostituée.
Après une bonne nuit de sommeil, Cathàn était remise d’aplomb et commençait à mieux percevoir son environnement. Elle ne l’avait pas remarqué la veille, mais les couloirs étaient larges et le sol était recouvert de tapis brodés. Les vases qui décoraient l’intérieur étaient réalisés dans une porcelaine si fine qu’on pouvait voir au travers ; et les fleurs rares qu’ils contenaient offraient à la vue des pétales délicats et multicolores. De temps en temps, Cathàn et Dorsa croisaient des jeunes femmes aux parures d’or scintillantes et aux costumes affriolants ; mais aussi des garçons aux muscles saillants qui se dessinaient sous des tuniques fort peu épaisses.
« Tu sais où tu te trouves ? demanda Dorsa.
– Dans un bordel ?
– C’est une façon de voir les choses, répondit-elle d’une voix douce, mais tu n’es pas dans un vulgaire lupanar. Tu te trouves dans le Temple de Nacre, le cabaret le plus huppé de Lakon, de tout l’archipel de Lénur, et probablement du monde.
– Rien que ça ! déclara Cathàn sur un ton sarcastique. Mais bon, à part la décoration, vous fournissez juste des femmes à des vieux riches.
– Je te l’ai dit, nous ne sommes pas un simple lupanar. Notre clientèle est variée, et il y a aussi des femmes parmi elle. Nous fournissons toutes sortes de service, le partage d’une chambre à coucher étant l’un d’entre eux, mais pas le seul.
– Tu m’en diras tant. Et qu’est-ce que vous comptez faire de moi ?
– Ça, ce sera à la matrone d’en décider.
– Celle que j’ai vue hier ?
– Tu la rencontreras bientôt. Mais pas dans cet état. »
Elle poussa une porte et entra dans ce qui semblait être une buanderie. Plusieurs jeunes filles couraient dans tous les sens, des paquets de vêtements pleins les bras. Cathàn reconnut, dans le fond, ces longues armoires en verre où l’on range le maquillage.
« C’est une nouvelle. Il lui faut quelque chose de propre pour aller en salle. » demanda Dorsa.
Les lingères lâchèrent immédiatement leur travail de fourmi et présentèrent à Cathàn une robe en soie. Une couturière rajouta un trou pour que sa queue de renard puisse passer.
« Le blanc vous va très bien, il contraste avec votre peau sombre et la met en valeur. » expliqua l’une d’elles alors qu’elle l’aidait à s’habiller. Une autre fille l’aspergea d’un parfum aux senteurs de roses, et une troisième lui arrangeait sa queue de cheval.
Cathàn se laissa faire. C’était assez agréable, elle avait à nouveau l’impression d’être une princesse !
« C’est pas mal, reconnu Dorsa. Allons manger, puis nous irons voir la matrone. »
En sortant, Cathàn, un peu trop guillerette, ne remarqua pas qu’une femme essayait d’entrer en même temps et la percuta.
« Désolé ! » s’excusa-t-elle.
Elle venait de rentrer dans une Femme-Lézard, dotée d’une longue queue d’écailles ; cette dernière avait des éphélides semées sur une peau mate, des yeux verts et des cheveux blonds, et elle portait une robe très légère, décolletée, et qui laissait voir ses épaules. Elle sentait fort un parfum sucré et avait des bracelets d’or à ses poignets.
« Téméni, tu es bien dévêtue… il y a quelque chose de spécial ? demanda Dorsa.
– Sigmar est venu rendre visite à Ostine. Si jamais il décide de rester un peu, je serais là !
– Tu penses avoir tes chances ?
– Bien sûr ! Et avoir un des bourgmestres dans son lit, c’est une occasion à ne pas manquer ! »
Elle s’éclipsa en sautillant.
Dorsa poussa un soupir.
« Laissons-la à ses fantasmes. Nous allons manger, puis nous irons voir Ostine, nous aussi. »
Elles se rendirent dans un réfectoire, et prirent place devant une longue table. À leurs côtés, il y avait des femmes qui travaillaient au cabaret, mais au grand étonnement de Cathàn, toutes ne semblaient pas être des prostituées : d’après leurs vêtements, il y avait des gardes, des employées diverses… sur la table d’à côté, des garçons prenaient une collation.
Un cuisinier moustachu posa une marmite dans laquelle mijotaient encore une poule au pot et ses petits légumes.
« Dorsa ! C’est rare de te voir au mess !
– Ce n’est pas par plaisir que je me mêle aux basses classes, mais je voulais introduire la nouvelle.
– Attention, c’est pas la nourriture qu’on te sert dans les appartements ! Ici, c’est rustique ! ajouta un des jeunes mandragots derrière en ricanant.
– Tais-toi, Lauchan ! Si j’avais plus de budget, je pourrais servir autre chose, mais c’est pas moi qui décide ! » dit le cuisinier en haussant les épaules.
Cathàn regarda le contenu de son assiette. De la nourriture « rustique » pour les « basses classes » ? C’était de la poule au pot ! Les paysans de son royaume n’en avaient pas si souvent sur la table ! Et les Tyréens ne donnaient que du pain sec à leurs esclaves.
Leur repas terminé, Dorsa décida enfin de l’emmener dans les appartements de la dirigeante toute-puissante de ce cabaret. Jusqu’à maintenant, l’elfe montagnole avait fait preuve d’un calme olympien ; elle dégageait une aura noble, presque maternelle, mais devant la chambre de la matrone, elle s’était soudainement tendue.
« Tiens-toi bien, tu vas parler à une des personnes les plus influentes de l’archipel. » dit-elle avant d’ouvrir la porte.
Dans le salon, une jeune fille blonde était allongée sur un sofa ; une servante oignait d’huile son dos nu. Son visage d’ange reposait sur ses doigts fins.
L’homme avec qui elle discutait avait la quarantaine ; il était un peu rond, mais très souriant. Il portait une jaque serrée, brodé aux fils d’or d’un écusson représentant un marin, debout sur sa barque, tenant une corne d’abondance. Ses cheveux, remarquables, étaient d’un profond bleu cobalt, et ils bouclaient sur les pointes.
« Je vois que vous avez de la visite, je ne vais pas vous déranger plus longtemps.
– Mais vous ne me dérangez pas, mon cher Sigmar. C’est toujours un plaisir de vous recevoir…
– Je repasserai. »
Sigmar sortit et la matrone se redressa, tandis que sa servante lui amenait une veste.
« Cathàn, c’est ça ? J’aurais voulu te voir hier, mais j’ai été prise toute la soirée…
– Tu connais mon nom ?! »
Dorsa fit les gros yeux à Cathàn car elle tutoyait Ostine, mais la jeune fille n’y faisait pas attention.
« Bien sûr. Cathàn, princesse de Manach, de la noblesse du royaume de Laigh.
– Je ne savais pas qu’on nous connaissait à Lakon. »
Sa veste boutonnée, Ostine se leva et prit une tasse de café posée sur une table basse. Elle invita Cathàn et Dorsa à s’asseoir et à faire de même.
« Toi, personnellement, non. Mais j’ai des yeux partout, et j’ai vite su que des nobles de Laigh allaient être vendus par les Tyréens. Ils ont tellement d’intermédiaires que je t’ai eu pour une bouchée de pain. Ils ne sont pas durs à berner, c’est bon pour les affaires. »
Le cœur de Cathàn se serra un bref instant en entendant la somme de son rachat. Devenir esclave était déjà une déchéance, mais en plus, qu’on puisse la vendre, elle, princesse, pour un prix dérisoire ajoutait à la disgrâce.
« Qu’est-ce que tu comptes faire de moi, maintenant ? Me prostituer ?
– Nous sommes un cabaret, pas un vulgaire bordel.
– Si à la fin, je dois écarter les jambes devant des vieux, je ne vois pas ce que ça change. »
Ostine se mit à rire, cachant sa bouche derrière sa main.
« C’est à ça qu’on reconnait les nobles de province. Ils n’ont pas la langue dans leur poche ! »
La matrone se redressa, et ferma les yeux à demi en fixant l’ex-princesse.
« Ici, je te l’ai déjà dit, nous ne sommes pas un bordel. Nous recevons la haute société et tous ceux qui ont les moyens pour des bals, des repas et des représentations artistiques, dans un cadre feutré… Bien sûr, il y a les hôtesses, qui accompagnent nos invités, mais elles choisissent avec qui elles passent la nuit.
– Et si elles n’ont pas envie de passer la nuit avec qui que ce soit ?
– Grand bien leur fasse. Mais tu comprendras bien vite que les plus en vue ici ne sont pas de simples hôtesses. Ce sont des courtisanes très demandées, et leurs amants leur offrent des cadeaux qui les placent au niveau des reines. »
Elle lui lança un regard en coin.
« Je parle de vraies reines, pas de princesses de province. »
Cathàn poussa un soupir de frustration.
« Ce n’est pas tout. Certains de nos invités payent une somme astronomique pour pouvoir épouser leur courtisane. C’est l’assurance d’une vie tranquille dans un beau manoir… »
Cathàn pencha la tête. Cela lui semblait trop beau pour être vrai. Ostine s’approcha d’elle.
« Pour quelqu’un comme toi, qui sembles aimer le pouvoir au point de sacrifier famille et position, ce n’est pas si mal. » dit-elle. Cathàn recula un peu. La matrone en savait beaucoup.