Chapitre 9 : Les elfes

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Pour fêter la fin de leurs exercices militaires annuels, les femmes de la milice avaient réservé une salle au cabaret. La grande majorité du bataillon était constitué d’elfes méridines. De visage, toutes avaient l’air plutôt jeunes, mais c’était sans compter sur leur étonnante longévité.

Le service était assuré par les garçons du cabaret ; de fait, ils ne portaient qu’un pagne autour de la taille et étaient torse nu. Cathàn, qui les supervisait de loin, devait bien avouer que la vue était alléchante : tous, sur ordre d’Ostine, se maintenaient dans une forme physique impeccable, et il n’en était pas un qui n’ait pas d’abdominaux bien visibles. Les clientes étaient aux anges. On ne comptait plus les mains qui, discrètement, venaient tâter ces muscles quand ils passaient à portée.

La scène centrale était occupée par une troupe de théâtre qui rejouait des mythes célèbres. Pour coller à l’ambiance, tous les acteurs étaient des hommes et ils étaient peu vêtus. La pièce choisie, une légende du continent, évoquait le rapt d’un prince par Méane, la déesse des Océans, afin d’en faire son concubin. Autant dire qu’elle avait du succès, en plus de donner des idées à l’assistance.

L’alcool, cela va de soi, coulait à flots. D’une part, ces militaires elfes étaient portées sur la boisson, et d’autre part, le sentiment de libération après la fin des entrainements et l’excitation les poussait à boire encore et encore. Ostine avait fait rentrer des dizaines de tonneaux de vin tyréen pour l’occasion, il était un peu aigre mais descendait tout seul quand on était dans cet état.

La sous-capitaine pouvait en témoigner. Il s’agissait d’Éortéïs, une elfe dans la vingtaine, de taille moyenne, aux cheveux blonds, mi-longs, coiffés d’un catogan. Elle portait une armure d’écaille légère et un pantalon militaire. Elle ne marchait déjà plus droit, et pour aller d’une table à l’autre, elle prenait appui sur les petits serveurs.

Elle cherchait Lauchan, avec qui elle espérait bien passer la nuit. Pas de chance pour elle, elle avait un tel coup dans le nez qu’elle ne fut pas capable de l’atteindre avant que plusieurs de ses subordonnées ne mettent la main dessus. Dépitée, mais pas abattue, elle tenta de se rabattre sur les autres, mais il était déjà trop tard. Tous étaient déjà pris.

Ce fut le coup de trop sur son moral. Seule, serrant une bouteille à demi vide contre elle, elle s’était roulée en boule derrière un sofa.

« C’est pas bientôt fini ? lui demanda Cathàn en fin de soirée.

– Ouin… personne ne m’aime…

– Mais si, mais si. Nous, on t’aime.

– Vous êtes pas des ados bien gaulés, je m’en tape, marmonna Éortéïs en reniflant.

– Bon, tu m’agaces, et on va bientôt fermer.

– Il faut m’aider à me lever. Je vais pas réussir toute seule. »

Cathàn poussa un soupir et prêta son épaule à Éortéïs avant de la raccompagner à la sortie. Cette femme, la face pleine de morve, complètement saoule, et qui rentrait chez elle à quatre pattes en plein milieu de la nuit, qui aurait pu dire que c’était là une des plus brillantes magiciennes de la ville, qu’à elle seule, elle réduisait en cendre un bataillon sans verser une goutte de sueur ! Cathàn avait encore du mal à s’y faire.

« Voilà, on est dehors. Tu vas retrouver le chemin ?

– Moui… mais tu peux faire quelque chose pour moi ?

– Quoi ?

– Trouve-moi quelqu’un pour passer la nuit.

– Crève. »

Cathàn allait la lâcher, quand trois hommes se placèrent en face d’elle.

« Les filles, vous êtes libre ? » demanda l’un d’eux.

Ils devaient sortir d’une autre salle du cabaret, car ils empestaient l’alcool. De la manière dont ils lorgnaient sur le décolleté d’Éortéïs, Cathàn devina qu’ils les confondaient avec des prostituées.

« Vous nous prenez pour d’autres, répondit Cathàn sèchement.

– Cassez-vous. » ajouta Éortéïs.

L’elfe n’avait pas envie d’être dérangée. Elle jeta un regard noir aux importuns.

« Je ne vais pas me laisser parler comme ça par une pute ! » s’exclama l’homme avant de lui saisir le bras. Éortéïs le prit très mal, et elle commençait déjà à marmonner un sort : des flammes s’échappaient du creux de sa main.

Cathàn était en panique. Elle ne voulait pas se faire agresser devant le cabaret. Elle ne pouvait pas non plus laisser Éortéïs toute seule : dans son état, elle risquait de les tuer et de mettre le feu au quartier.

« Garde ! À l’aide ! » hurla-t-elle. Le cabaret avait un service de sécurité, mais le temps qu’ils interviennent…

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Saro, qui allait pour sortir.

– Un autre ? Tu vas voir ! » cria un des lascars saouls, et il entreprit de lui donner un coup de poing. Saro lui mit son pied dans la face et l’envoya valdinguer à l’autre bout de la rue.

Le grand Homme-Loup toisa les deux autres, et ils déguerpirent sans demander leur reste après avoir ramassé leur compère.

« Merci. » souffla Cathàn. Soulagée, elle lui tomba presque dans les bras.

« Qu’est-ce que tu fais là ?

– J’étais au restaurant à l’étage, confia Saro. Et toi, tu étais avec un amant ?

– Non je… je raccompagnais… »

Elle pointa du doigt Éortéïs. Elle avait des vertiges et vomissait à quatre pattes le contenu de sa bouteille.

« Merci de m’avoir… sauvée. » dit Cathàn encore une fois, en tournant la tête pour ne pas montrer trop de ses émotions.

« J’ai entendu du grabuge, tout va bien ? » demanda Ostine.

La matrone avait accouru dès qu’elle avait entendu du bruit.

« Rien de grave déclara Cathàn, juste quelques malotrus. Saro s’en est débarrassé. »

Ostine fronça les sourcils quand elle vit que le mercenaire tenait sa courtisane par la taille, et que celle-ci se soutenait à son épaule.

« Seigneur Saro, je suis désolé que vous ayez eu à vous occuper de la sécurité à la place de mes gardes. Cathàn, tu pourrais… faire monter notre jeune homme dans ta chambre, afin qu’il s’en remette. »

Elle termina par un clin d’œil appuyé. Les oreilles de loup de Saro se dressèrent droite sur sa tête.

« Je m’en occupe. » répondit Cathàn. Sa queue de renard s’agitait par des mouvements amples et rapides. Elle saisit Saro par la manche et l’entraina à nouveau à l’intérieur du cabaret. Il se laissa faire sans protester.

« Puisqu’on m’y invite si gentiment… »

Ostine resta sur le porche.

« Bien. Maintenant, qu’est-ce que je vais faire de toi ? » demanda-t-elle à Éortéïs, qui s’était endormie dans son vomi.

Cathàn montait les escaliers avec Saro. Son cœur battait si fort qu’elle sentait le sang lui monter à la tête. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’elle emmenait quelqu’un dans sa chambre !

Dans les couloirs, ils croisèrent Téméni, qui toisa Cathàn avec dédain, avant de se rendre compte qu’elle était accompagnée. La Vulpès à la queue mauve lui tira la langue quand ils la dépassèrent.

« Je vais me préparer, et j’arrive. » dit-elle en poussant Saro sur le lit.

À travers le fin rideau qui séparait l’alcôve de la pièce, Saro put à loisir contempler la silhouette de Cathàn. La jeune fille était au courant qu’elle était visible. Elle prit tout son temps pour se déshabiller et rentrer dans son bain.

L’ombre de ses formes exquises dansait sur le tissu et faisait monter la tension chez Saro.

« Tu peux te déshabiller, j’arrive ~ ».

Il s’exécuta, révélant un torse dont les muscles semblaient taillés au burin dans un marbre clair.

« C’est bientôt fini ? demanda-t-il.

– Bientôt~ ».

Le mercenaire était du genre impatient, et Cathàn prenait plaisir à faire durer l’attente. Il finit par se lever et ouvrir le rideau. Cathàn lui tournait le dos, ses fesses callipyges à demi-enfoncées dans l’eau. Il la serra dans ses bras, posa ses lèvres sur sa peau brune, et fit glisser ses mains jusqu’à son bassin.

« De près, la queue des Vulpès est bien différente de celle des Garaches.

– Quoi, ce n’est pas la première fois que tu passes la nuit avec une Femme-Renard, si ?

– C’est la première fois que je m’intéresse autant à une femme. »

Elle se retourna et lui rendit son étreinte, avant de rejoindre le lit.

Cette première nuit fut la première d’une longue série, Saro devenant un des amants réguliers de Cathàn. Avec le temps, il fut presque le seul.

Comme il était d’usage, il lui offrait régulièrement des cadeaux pour la garder auprès de lui. On aurait pu penser qu’un mercenaire, même au poste de capitaine, ne gagnait pas de quoi entretenir une maitresse dans le cabaret le plus huppé de Lakon et encore moins une princesse ; mais le Conseil et le roi boïens récompensaient les services de sa lame par de nombreuses largesses, et il était capable de rivaliser avec les plus riches.

Des tickets pour la prochaine course de l’hippodrome y figuraient, et il avait décidé d’y inviter la jeune Femme-Renard. Les courses en elles-mêmes n’étaient pas les plus passionnantes ; ce genre de sport souffrait d’un manque d’athlètes compétents, mais c’était là une occasion pour la bonne société de se faire voir, et pour une fois, Saro et Cathàn en seraient.

« Une invitation à l’hippodrome ! s’exclama Lauchan.

– Il a de la ressource, le petit mercenaire, commenta Dorsa.

– Vous allez parier ? » demanda Ostine, avachie sur un sofa.

Cathàn était en train de se faire apprêter. Une servante brossait la fourrure mauve clair de sa queue, une autre serrait autour de sa taille une grosse ceinture de cuir qui la rendait encore plus fine.

« Je ne sais pas… il ne m’en a pas parlé.

– C’est un loisir de riche, ajouta la matrone. Et si tu gagnes, c’est aussi un joli pactole.

– Je n’y connais rien, et je n’aime pas risquer mon argent, répondit la princesse.

– Bah, ce sera Saro qui payera !

– Alors, d’autant plus ! »

Késia s’avança toute contente, les mains sur les hanches.

« Si vous allez parier, je vous déconseille l’équipe verte. Ils vont manquer de vigueur.

– Et comment tu sais ça ? demanda Ostine avec un sourire.

– J’ai eu l’occasion de le vérifier… personnellement hier soir. J’ai aussi reçu une invitation, mais j’ai d’autres choses à faire.

– Si je me souviens bien, il y a cinq cavaliers par équipe. »

Késia leur fit un sourire et tira la langue. Dorsa leva les yeux au ciel.

« Quoi qu’il en soit, ajouta Ostine, prépare-toi bien. C’est l’occasion pour tout le monde de se montrer, et les jeunes mercenaires comme Saro sont plutôt bien vus par les femmes varègues. D’autres pourraient avoir des vues sur lui…

– Je ferai attention. »

Ostine consentit à prêter une calèche à Cathàn. Elle n’allait pas y aller à pied !

Saro l’attendait au pied de l’hippodrome. La foule cosmopolite de la principale cité de l’archipel se pressait déjà en masse devant les portes : il y avait là des Humains des clans varègues, mais aussi d’autres, venus de plus loin, comme des marchands tyréens ; des elfes méridines dans leurs toges côtoyaient des elfes montagnols en tunique colorée. Des Pégases, cette race d’hommes-chevaux ailés, constituaient un bon morceau du contingent ; après tout, ces courses étaient de leur invention.

« On dirait une princesse ! s’étonna le jeune mercenaire.

– Je suis une princesse. » corrigea la jeune femme.

Elle portait une robe bleue et une ceinture de cuir qui mettaient en valeur sa taille, des chaussures à talonnette, et des bracelets d’argent aux poignets. Sur les conseils d’Ostine, elle avait choisi un haut sans manches et qui laissait assez de peau nue pour garder les yeux de Saro fixés sur elle. Il lui proposa son bras et ils se dirigèrent vers leurs places.

Le gardien, un Humain moustachu et trapu qui n’avait pas l’air commode, les conduit à une estrade en hauteur, proche de la piste, où il serait possible d’admirer les courses sans être gêné par les jets de poussières.

À la place des bancs en bois et en pierre du peuple, ils étaient assis sur des coussins rembourrés et avaient un dossier. Un geste de la main et on pouvait commander un verre de vin, une collation, ou prendre un pari.

Cathàn était à l’affût. Ostine avait raison, il y avait du beau monde et de quoi lui faire de la concurrence. Dans un coin, elle avait remarqué Túatnnach, le seigneur boïen qui était dans le viseur de Késia. Il était seul, et c’était peut-être le but de sa venue que de le montrer.  

Plus étonnant encore, Sigmar, le conseiller, était assis dans la rangée juste en dessous d’eux. Il était accompagné d’une femme que Cathàn n’avait jamais vue, une Humaine dans la trentaine, et d’un enfant d’un an environ.

« Il… il était marié ? s’exclama Cathàn.

– Je savais qu’il avait une compagne, mais pas qu’il avait un enfant.

– Pour quelqu’un de casé, il passait beaucoup de temps au cabaret !

– Beaucoup de gros bonnets viennent au cabaret car il est discret. J’ai été embauché là-bas. »

Cathàn fit une petite moue incrédule.

« Tu y as été pour y être embauché ou tu as été embauché parce que tu t’y trouvais ? » demanda-t-elle. Les oreilles de loup de Saro s’affaissèrent et il détourna le regard.

« Chez les mercenaires, c’est normal… »

Elle se colla à son bras.

« Je rigole. Je ne suis pas en mesure de te critiquer. »

Elle jeta un regard circulaire dans l’arène. Les chars se mettaient en place. Il y avait quatre équipes qu’on distinguait par des couleurs : verts, bleus, rouges et noirs. Elle avait parié sur les bleus.

Un groupe d’elfes se faisait remarquer dans les gradins populaires. Il était difficile de dire si elles s’excitaient pour les conducteurs — c’étaient de beaux jeunes hommes torse nu et musclés — ou si elles s’inquiétaient du devenir de leurs économies investies dans des paris risqués. Éortéïs était l’une d’elles.

« Si elles gagnent, tu vas avoir fort à faire au cabaret ! s’exclama Saro.

– Oui… enfin, surtout Lauchan… »

Les derniers retardataires rejoignaient leurs places, la course allait bientôt commencer.

« Tiens, Saro ! Et accompagné en plus ! » lâcha une jeune femme, une elfe montagnole, en posant sa main sur l’épaule de Saro. Elle était plutôt grande et avenante, sa peau sombre, bleu-nuit était sans défauts, presque luisante. Habillée d’une tunique en cuir noir, de coupe militaire, serrée à la taille, on devinait là une soldate, d’un rang probablement élevé. Elle dardait le couple de ses yeux noirs et pénétrants.

« Commandante Kerdin. Je vous présente Cathàn, c’est une… une bonne connaissance.

– Cathàn de Manach, princesse de Manach, corrigea l’intéressée.

– Une princesse ? Je te savais ambitieux, mais pas au point de toucher aux princesses… » répondit Kerdin sur un ton mièvre. Elle tourna la tête vers Cathàn sans se départir de son petit sourire mystérieux.

« Vous êtes une vraie princesse ? Il y a beaucoup de courtisanes qui se font passer pour des aristocrates… »

Cathàn bomba le torse.

« Je suis la fille de la lignée Manach, implantée dans le royaume de Laigh aussi loin que nos archives permettent de remonter. Mon père était roi, tout comme son père et le père de son père !

– Vous êtes donc d’une lignée antique ? »

– Bien sûr. Je ne suis pas une de ces nouvelles parvenues. »

Kerdin ferma les yeux à demi, ses pupilles brillant d’une curiosité étrange qui frôlait le malsain.

« Intéressant. Je voudrais bien savoir ce qui vous a conduit jusqu’à Lakon, aussi loin du royaume de Laigh, mais les courses vont bientôt commencer. Nous avons une connaissance commune, peut-être aurons-nous la chance de nous revoir… »

Elle leur fit un signe et alla s’asseoir devant eux, à côté du conseiller Sigmar.

« C’est une de tes connaissances ? » demanda Cathàn sur un ton brusque. L’elfe montagnol lui avait semblé bien proche de son amant… Pas qu’elle en soit jalouse, mais ce genre de femme à la fois belle et autoritaire devait être populaire, et Saro semblait la connaitre.

« Elle est mercenaire, comme moi. On ne fait pas partie de la même bande mais on a déjà eu l’occasion de combattre ensemble.

– Combattre ensemble ? Vous êtes proches ?

– Après une mission commune, on le devient forcément. Kerdin est plus âgée, elle est toujours de bon conseil. »

Cathàn poussa un soupir de soulagement. Une femme plus âgée… il est vrai qu’avec les Montagnols, et tous les elfes en général, il était difficile de distinguer les adolescentes des matriarches.  

« Quoi, tu es jalouse ? demanda Saro sans se perturber.

– Non. Il est normal que tu fréquentes d’autres femmes. Je suis au courant que les Varègues sont polygames, et je sais que les mercenaires adoptent leurs pratiques. »

Cathàn se redressa et posa sa main sur son torse.

« J’espère juste que je continuerai à avoir une place privilégiée.

– Tu m’hypnotises déjà suffisamment pour être la seule digne de te déclarer ma maitresse. »

La jeune Vulpès était rassurée ; en témoignaient ses oreilles de renard qui, dressées sur sa tête, s’agitaient d’elles-mêmes.

« Vous discutiez de ton lignage, dit Saro pour changer de discussion, ça a quelque chose d’important ?

– D’important ? Mais ! Je suis une princesse antique, moi !

– C’est différent d’une princesse normale ? demanda l’incrédule.

– Ça n’a rien à voir. Mon sang a reçu la bénédiction d’un dieu. »

Saro tourna ses oreilles de loup sur le côté, leva ses sourcils et pencha la tête. Il n’était pas très versé dans la légitimité princière.

« Plus que ton sang, c’est ça qui m’intéresse… » dit-il en essayant de lui tripoter les fesses. Il reçut une tape sur les doigts.

« Tu t’occuperas de ça plus tard, idiot. Regardons la course, elle va commencer. »

Un membre du conseil de la ville ouvrit le spectacle par un petit discours que personne n’écouta, et les chars s’élancèrent enfin.

Cathàn les regardait d’abord d’un air distrait ; elle n’était pas tant venue pour les voir que pour être avec Saro. Mais après quelques tours, elle se laissa emporter par la fièvre compétitrice qui débordait de l’hippodrome. Quand son équipe prenait un virage serré, elle retenait son souffle ; quand une autre venait coller ses essieux pour essayer de perturber les chevaux, elle serrait les dents dans l’espoir qu’ils tiennent bon ; et quand, dans les lignes droites, l’endurance de chaque cheval primait, elle s’étonna elle-même quand elle se mit à les encourager de vive voix.

Juste devant elle, Sigmar semblait ne pas suivre la compétition avec autant d’intensité. Sourcils froncés, il était préoccupé.

« Je ne savais pas qu’il y avait des capitaines mercenaires montagnols, finit-il par dire à sa voisine.

– Nous sommes relativement récents. Nos services ont été loués par le roi boïen.

– Vous le connaissez ?

– Par contact oui. La magie des Montagnols lui est utile.

– Pourtant, je n’ai jamais entendu dire que les colonies de l’Empire Hangmata autorisaient leurs ressortissants à monter des armées privées… Excusez-moi, mais de quelle cité venez-vous ?

– Vous êtes bien insistant, conseiller Sigmar… Je vous intéresse tant que ça ? » répondit-elle en jetant un regard à la compagne du conseiller. Ce dernier se rassit correctement à sa place sans défroncer les sourcils.

Les chars entraient dans leur dernier tour de piste. Les cris d’encouragement redoublèrent de plus belle, au moins jusqu’à ce que l’issue du match soit clair pour tous.

Finalement, l’équipe noire l’avait emporté. Cathàn et Saro ne s’en souciaient guère, ils n’avaient parié qu’un montant minime pour imiter les autres. On entendait par contre très bien les elfes de la milice se lamenter de leurs échecs malgré la distance. Éortéïs, son ticket perdant à la main, le visage couvert de larmes, sautillant derrière la rambarde, invectivait le gagnant et énumérait tout ce qu’elle ne pourrait pas s’acheter avec cet argent rêvé mais inexistant — c’était essentiellement de l’alcool et des soirées au cabaret.

Le trophée, une sculpture de cheval plaqué d’argent, fut remis au vainqueur par Sigmar. Entre les jambes du conseiller, son fils tentait de tenir debout et saluait la foule de temps en temps.

« Il est plus populaire que le capitaine de l’équipe gagnante. » remarqua Cathàn.

Elle tourna la tête vers Saro.

« Tu as des enfants ? » demanda-t-elle.

Il écarquilla les yeux et sa queue de loup se figea.

« Non. Ce n’est pas facile d’en avoir quand on passe son temps dans un camp de mercenaire.

– Tu en voudrais ?

– J’aimerai bien. Mais ce n’est pas aussi facile.

– Je ne sais pas. Certaines femmes du cabaret en ont.

– Ça ne me semble pas sérieux.

– Mais si c’était possible ?

– Si c’était possible… » dit-il sans finir sa phrase. Il ferma les yeux à demi et se plongea dans ses pensées. Cathàn posa sa tête sur son épaule.

L’hippodrome termina de se vider et ils se séparèrent. La calèche d’Ostine était revenue chercher Cathàn. Pendant le trajet, la jeune princesse réfléchissait encore aux derniers mots qu’elle avait échangés avec Saro.

L’idée ne lui était pas venue qu’en voyant Sigmar avec son fils. C’était quelque chose qui lui trottait dans la tête depuis plus longtemps. En tant qu’aristocrate de haute maison, on attendait d’elle qu’elle passe son précieux sang à la prochaine génération. Même sans royaume, elle n’en restait pas moins princesse, et son sang était toujours aussi béni qu’il l’avait été à sa naissance. Maintenant, devait-elle tenter sa chance avec Saro, ou bien attendre…

Sur le chemin de sa chambre, elle cogitait encore quand elle croisa Téméni.

La jeune Femme-Lézard lui jeta un regard en coin et lui lâcha, un sourire narquois au coin des lèvres :

« Alors, on est allé faire la belle dehors ? Toute la ville t’a vu rouler du cul ? »

Cathàn posa ses mains sur ses hanches et lui retourna, toute fière :

« Toute la ville, y compris Sigmar et son fils. Tu savais qu’il avait une femme ? »

Téméni, dans un mouvement de colère et de surprise, eut le souffle court. Elle descendit les escaliers en trombe et disparu.

« Je pensais qu’elle était vraiment au courant… » murmura Cathàn en haussant les épaules.

Qu’à cela ne tienne, elle n’allait pas laisser son bonheur être dérangé par une crise de jalousie, et elle continua son chemin. La journée avait été chargée.

« Tu sais, j’ai commencé à économiser dernièrement. Ostine serait d’accord pour te libérer si je lui paye une bonne somme d’or. » déclara Saro un jour qu’il dinait avec Cathàn.

Cathàn écarquilla les yeux. Être libérée ? Cette possibilité lui était totalement sortie de la tête.

« Tu penses… que ça te prendra longtemps ?

– Un peu. »

Une sensation étrange l’envahit. Depuis qu’elle était arrivée au cabaret, elle s’était figuré qu’elle y passerait le reste de sa vie ; elle avait abandonné ses ambitions de princesse, et ce n’était pas une existence pire qu’une autre, surtout pour une esclave. D’un coup, elle se mit à rêver de liberté avec Saro.

« Il y a beaucoup de travail pour les mercenaires, j’aurais vite la somme ! ajouta Saro quand il la vit aussi bouleversée.

– Ne prends pas de risques inutiles ! » tempéra-t-elle.

Il tapa sur son plastron.

« Je suis un guerrier. Je reviendrai vivant. » dit-il fièrement tout en la dardant de ses grands yeux d’or.

Cathàn fit la grimace. Les mercenaires étaient à la merci des rois et de leurs manigances. Elle en savait quelque chose, car elle avait elle-même entrainé dans sa chute vassaux et soldats. Le roi boïen, les conseillers de Lakon, le basileus des Syraques n’étaient pas différents. Saro risquait d’être sacrifié comme beaucoup d’autres.

Le jeune homme avait fini de manger et s’était assis sur le lit. Sa queue de loup couverte d’une fourrure touffue et soyeuse était étalée sur les couvertures. Il avait retiré son plastron et défait la tunique justaucorps qui lui collait à la peau, laissant voir des muscles saillants.

Cathàn vint s’asseoir à côté et colla sa queue contre la sienne.

« Tous ces projets sont encore loin, faisons quelque chose de plus concret. » dit-elle en se penchant sur lui. Elle fit glisser sa main à l’intérieur de sa tunique et le fit basculer sur le dos.

Discrètement, elle jeta un œil à sa table de chevet, où une bouteille de contraceptif que Dorsa lui avait donné attendait dans l’un des tiroirs. Elle hésita un instant. Cela faisait plusieurs semaines qu’elle avait arrêté d’en boire, et les herboristes varègues qui le produisaient ne garantissaient son efficacité qu’avec une prise régulière.

« Cathàn ? dit Saro.

– Rien. Continuons ! » s’exclama la jeune femme.

Ils commencèrent à flirter quand ils entendirent du bruit venir de la chambre voisine. C’était celle de Dorsa, et elle recevait quelqu’un.

« Qui est-ce ? se demanda Cathàn.

– On ne la voit pas souvent monter avec quelqu’un.

– Je crois que ses amants la rejoignent discrètement chaque soir. Elle n’aime pas qu’on les voie. »

Curieux, ils posèrent leurs longues oreilles animales contre le mur. L’isolation était bonne, mais tel était l’ouïe des thérianthropes.

Les faibles murmures laissèrent place à de longs gémissements. Le sommier craquait sous l’effet d’un rodéo torride et sauvage. Cathàn, toujours collée au mur, essayait de deviner avec qui Dorsa pouvait bien passer la nuit.

« Ce n’est pas Gunnolvur… Sigmar ? Si c’est le cas, alors il cache bien son jeu… À moins que soit un autre que je ne connais pas ? » se demanda-t-elle, étonnée d’entendre Dorsa, toujours si calme, si grave, se laisser aller à des galipettes bestiales.

Elle n’eut pas le temps d’y réfléchir plus. Les cris de plaisirs de Dorsa avaient excité Saro, et il glissait déjà ses mains à l’intérieur de sa nuisette. Les assauts virils de Saro furent plus que suffisants pour lui faire oublier ce qui se passait dans la chambre d’à côté. Ils s’endormirent au milieu de la nuit, épuisés.

Le lendemain matin, Cathàn se réveilla avec des courbatures. Saro était déjà parti rejoindre son régiment. Elle avait faim et il ne restait rien dans sa chambre ; elle enfila un peignoir de soie mauve, et se dirigea vers la cantine du cabaret.

Quand elle passa devant la chambre de Dorsa, elle s’arrêta. Elle se demandait encore qui était l’homme qui avait fait tant de bruit la nuit dernière.

La porte s’ouvrit d’un coup et lui donna sa réponse :

Les cheveux en bataille, le visage à peine débarbouillé, la chemise froissée et ouverte sur un torse musclé et griffé, une trace de maquillage féminin sur la joue, c’était le jeune Volker, mal réveillé qui venait de sortir. Il eut besoin de quelques instants pour remarquer que Cathàn était juste devant lui.

« Bonjour ! dit-il, un peu déconcerté par la tenue légère de la Femme-Renard.

– Bonjour, Volker. » dit-elle en s’éloignant, étonnée.

Derrière lui, on distinguait la silhouette de Dorsa, allongée sur son lit, la chevelure dans un état qui témoignait de la force déployée la veille par le jeune étalon. Le fils était à l’image du père, pensa Cathàn en montant vers le salon. La vigueur du premier se substituant à l’expérience du second, elle comprenait pourquoi Dorsa l’avait pris comme amant. Mais tout de même, il y avait là une telle différence d’âge !

Sa réflexion s’arrêta quand elle se rendit compte qu’il y avait à peu près autant d’écart entre elle et Gunnolvur qu’entre Dorsa et Volker.

« Bon admettons… » se dit-elle à elle-même. Elle avait encore du mal à se faire à l’idée que cette superbe elfe montagnole passe des nuits pareilles avec un jeune humain qui, au demeurant charmant, était encore adolescent.

« C’est à cette heure-là que tu sors de ta chambre ? J’imagine que quand on est aussi mignonne, on a pas besoin de se lever tôt, les amants doivent te tomber tout cuit dans la bouche… » lança Téméni quand elle entra dans le salon.

Depuis qu’elle avait commencé à fréquenter Saro, la Salamandre l’avait prise en grippe. L’ascension de Cathàn parmi les hautes sphères du cabaret était trop rapide à son goût, et elle avait la forte impression qu’elle lui faisait de l’ombre.

« Il est sûr qu’il est facile de se lever tôt quand on n’a qu’un lit vide et froid… » répliqua Cathàn sans se démonter alors qu’elle prenait place devant son assiette. Les autres filles gloussèrent en entendant la pique, et Téméni mordit sa lèvre inférieure.

À ce petit jeu, Cathàn était confiante. Elle avait passé la majorité de sa vie en tant que princesse, tout de même ! Elle avait vécu des intrigues de palais, des piques mesquines et des sous-entendus politiques bien pires que les attaques minables de cette hôtesse de cabaret qui s’y croyait un peu trop.

Des poires confites, marinées dans du miel puis cuites dans de la pâte, faisaient office de petit déjeuner ce matin-là. Cathàn appréciait ces pâtisseries venues de loin, mais ce jour-là, le goût n’y était pas.

« Il y a un autre ingrédient dans les gâteaux ? demanda-t-elle au cuisinier.

– Des poires, du miel, de la pâte, rien d’autre ! »

Il posa des paniers de fruits sur la table.

« Et ces figues, on ne fera pas plus frais ! On vient de les cueillir dans les jardins. »

Comme il l’enjoignait à y goûter, elle en croqua une mais ne put la finir. Elle se sentait mal, et avait une forte nausée.

« Tout va bien ? » demanda Késia.

Elle l’emmena à l’infirmerie du cabaret, tenu par une elfe septine. Par crainte d’une intoxication alimentaire, les autres filles refusèrent de toucher à leur repas, malgré les protestations du cuisinier.

Ostine avait rejoint Cathàn pendant qu’elle se faisait ausculter.

« J’ai rarement des filles aussi productives que toi, et il faut que tu tombes malade ! se lamenta-t-elle.

– C’est probablement rien ! » dit Cathàn avec un sourire forcé alors qu’elle se retenait pour ne pas vomir.

« Bon, alors, qu’est-ce qu’elle a ? C’est grave ? » demanda Ostine.

La doctoresse tourna la tête, avec un sourire crispé sur le visage.

« Bah… ça dépend de ce que vous appelez grave… mais elle est enceinte. »

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