Chapitre 4 : Déchéance

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Cathàn donnait des coups de poing sur la porte de sa cellule.

« Callàn, je ne peux pas croire ce que tu as fait ! J’étais sur le point de nous offrir le trône de toute l’île, et tu m’as poignardé dans le dos pour aller lécher les bottes de Tyrone ! »

Elle se retourna et donna un coup de pied dans sa porte.

« Si ni toi ni Svincina ne nous aviez trahis, notre père serait Haut-Roi à l’heure où on parle ! »

Elle se tut pour reprendre son souffle. Il ne devait pas l’entendre, occupé qu’il était à traiter avec Tyrone. Elle s’assit sur sa paillasse et replia ses jambes contre elle. Les murs sentaient le moisi, et les rats grouillaient. Le reste des prisonniers avaient été emmenés dans une autre prison, elle était seule ici.

Ses oreilles de renard étaient tendues, à l’affût du moindre bruit ; elle entendait des pas dans le couloir.

Deux soldats elfes se présentèrent.

« Par décision du Haut Roi, votre père est condamné à être enfermé à vie pour rébellion. Votre frère prend sa place comme roi de Manach. Quant à vous, vous servirez d’exemple. »

Ils ouvrirent la cellule, lui lièrent les poings et lui demandèrent de les suivre. Cathàn s’y attendait. Une rébellion ratée, c’était l’exécution à coup sûr.

Elle se leva, tremblante. Sur le chemin, elle comptait bien trouver un moyen de s’échapper. Ou peut-être que Tyrone, au dernier moment, soucieux de ne pas s’aliéner le peuple en exécutant une princesse, annulerait la sentence.

Les gardes la firent monter dans une charrette ou attendaient déjà de nombreux Vulpès, l’air hagard.

Les habitants de Pydna les regardaient passer depuis leurs maisons. Contrairement aux autres villes du royaume, cette ancienne colonie arcadienne avait des bâtiments en pierre blanches, parfois construits sur deux voire trois étages.

Au grand étonnement de Cathàn, ils dépassèrent la place centrale de la cité et se dirigèrent vers le port. Que comptaient faire les elfes, finalement ? Elle ne serait pas exécutée ?

 Elle comprit quand ils furent débarqués sur un quai où attendait un pentécontore à la coque renflée, les rames levées.

Un Humain en descendit et commença à traiter avec les gardes. Après plusieurs minutes de discussions, il leur donna une belle bourse pleine de statères, des grosses pièces en billon. La transaction effectuée, Cathàn montait à bord du navire.

« Qu’est-ce qui se passe ? tenta-t-elle de demander.

– Tu n’es pas au courant ? Les Pydnéens ont obtenu le droit de vendre les prisonniers aux Tyréens, en récompense de leur soutien au roi. » lui répondit sèchement une jeune fille. C’était Roïs : les cordes qui retenaient ses poignets avaient laissé des marques rouges sur sa peau brune ; et elle avait des bleus sur tout le corps.

Les Humains les jetèrent à fond de cale. Ils étaient une cinquantaine à y être entassés, serrés entre des peaux de mouton et des sacs de millet. Il y avait de tout : des jeunes filles nobles qui avaient suivi la rébellion en même temps que leurs rêves de gloire et de richesses, des soldats aguerris, des mercenaires pégases, des écuyers qui n’étaient pas encore des guerriers…

Le pentécontore commença à tanguer : ils avaient quitté la côte. Certains des prisonniers ne purent retenir leurs larmes.

L’air était lourd dans cette cale. On n’entendait que le son des rames frappant l’océan au rythme du tambour de l’hortator. L’humeur était des plus maussades.

Cathàn se leva.

« Ne perdez pas espoir ! Nous avons peut-être perdu la guerre, mais nous trouverons un moyen de nous en tirer ! Je pense que…

– On s’en fiche de ce que tu penses ! » l’interrompit une voix.

Roïs se dressa face à elle.

« C’est à cause de toi et de ton ego qu’on en est là ! Alors, tais-toi ! C’est terminé, terminé ! On aurait jamais dû faire ça ! 

– Ne me met pas toute la faute sur le dos ! Toi aussi tu t’es jointe à moi en espérant renverser le Haut Roi !

– Tout ça, c’est à cause de toi ! »

Hors d’elle, Roïs se jeta sur Cathàn, qu’elle plaqua au sol.

« Tu ne comprends pas qu’on a été vendues comme esclave ? Qu’on va finir notre vie comme des animaux ?

– Je comprends ! Mais je ne veux pas m’y résoudre, moi ! J’ai l’intention de m’en tirer ! »

Roïs leva le poing, Cathàn évita le coup, lui saisit les bras et la renversa. Roïs était fluette et ne faisait pas le poids.

Cathàn était prête à lui rendre son coup, quand elle fut arrêtée par un jeune Vulpès.

« Tu en as déjà assez fait, laisses là tranquille. »

Le souffle court, Roïs se dégagea et rampa jusqu’au garçon.

« Et tu es ?

– Finn. J’étais écuyer dans le royaume de Louth. »

Les prisonniers fixaient Cathàn en silence. Tous partageaient l’opinion de Roïs.

Elle s’assit dans un coin, loin des autres, et replia ses jambes contre elle.

« Qu’est-ce qu’ils ont tous, à tout me mettre sur le dos ? Ils se sont révoltés comme moi, ils savaient ce qu’ils faisaient. » pensa-t-elle. Ils pouvaient bien s’abandonner à leur triste sort, se laisser devenir les esclaves des Tyréens, elle, elle trouverait le moyen de s’en sortir.

Le roulis s’accentua ; le pentécontore rentrait en haute mer. Pour ceux qui n’avaient jamais quitté l’île de Laigh, c’était terrifiant ; le ciel était bas et gris strié de longs nuages noirs. Par une lézarde de la coque, on voyait des lames d’eau défiler comme des monstres marins.

Le soir, un galérien déposa un seau rempli de pain sec et de viande séchée ; les prisonniers qui n’avaient pas mangé depuis la veille se jetèrent dessus.

Un seul quignon parvint jusqu’à Cathàn.

« Eh, j’ai vu de la viande, se plaignit-elle.

– Y’en a plus pour toi. » répliqua un homme qui avalait ce qu’il avait dans la bouche.

Cathàn haussa les épaules. Qu’ils se contentent de leur viande séchée, elle se contentera de reprendre sa liberté.

La nuit fut difficile ; il n’y avait pas la place de s’allonger, le bois du plancher était plein d’échardes, et de toute façon, la peur, la faim, et le mal de mer leur interdit le sommeil.

Au petit matin, ils furent autorisés à monter sur le pont. Les Tyréens faisaient escale, car ces navires à rames n’avaient pas une grande autonomie et devaient se contenter de caboter entre les ports proches.

La ville de Mahabar était une colonie d’elfes qu’on appelait Montagnols ; ils avaient la peau bleu-nuit, très sombre et presque noire, ainsi que des oreilles bien droites et pointues.

Le capitaine était sûr d’être bien accueilli, car la cité avait prêté allégeance à l’exarchat Tyréen. Du reste, il n’était question que de se ravitailler en vivre : poissons séchés, biscuits secs, le temps de tenir jusqu’à la prochaine escale. Il traitait sur le quai avec une elfe montagnole dans la trentaine. Elle était habillée d’une toge aux manches larges et d’un châle brodé d’or, tissé de motifs complexes, qui à lui seul laissait transparaître sa richesse.

« Shalha, je suis désolé, mais je n’ai pas assez pour te payer en liquide… dit le marchand en s’essuyant le front.

– Et comment tu comptes résoudre ce problème ? Je ne fais pas la charité. » répondit Shalha en haussant un sourcil.

Le Tyréen montra le pont de son navire, où étaient entassés les prisonniers.

« J’ai acheté des esclaves vulpès au royaume de Laigh. J’ai fait une affaire, ils se sont débarrassés de plusieurs de leurs nobles. Choisis ce qui te plaît parmi eux et considère ça comme ton paiement.

– Alors, je vais prendre la petite blonde, là. »

Roïs se recula quand elle comprit qu’on parlait d’elle. Elle ne voulait pas débarquer toute seule dans cette cité qu’elle ne connaissait pas.

« Prenez-moi à sa place » intervint Finn. « J’étais écuyer ; je travaille comme quatre et par tous les temps. Je sais aussi me tenir et j’ai l’habitude d’obéir aux ordres. Vous ne serez pas déçue. 

– Tais-toi ! Qui t’a permis de parler ? s’emporta le Tyréen.

– C’est d’accord, l’interrompit Shalha, qu’on m’amène ce garçon. »

Il fut tiré sur le quai et s’en alla avec la marchande. Cathàn le regardait partir en serrant les dents.

Le navire repartit dès que les provisions furent chargées. Les prisonniers retournèrent dans leur fond de cale. Cathàn dressa ses oreilles de renards : deux marins discutaient juste à côté.

« Il est pas con le gars, dit l’un d’eux, partir avec Shalha, c’est la bonne planque. Plus que de finir sa vie dans une mine ou dans une galère comme ici.

– Elle est blindée. Je suis sûr que même ses esclaves mangent mieux que nous.

– C’est pas dur, on mange des biscuits pleins de vers !

– Avec de la chance, ce petit salaud pourrait même devenir son amant ! Et là, à lui la vie de château.

– Dis pas de conneries, c’était qu’un gamin… et puis, elle voulait l’autre noble, là, au départ.

– Bah, les Vulpès ont la cote avec les Montagnols, alors… c’est une possibilité.

– L’enfoiré… et dire que nous, on se casse le dos dans cette galère ! »

Il cracha par terre avant de reprendre son travail. Cathàn décolla son oreille de la paroi de bois. Dans un sens, elle pensait qu’ils n’avaient pas totalement tort : dans ces cas-là, mieux valait pour ceux qui avaient abandonnés tout espoir de liberté de se trouver un bon maître. Mais elle, elle comptait bien s’enfuir à la première occasion.

Une journée de voyage supplémentaire les emmena jusqu’à Naqshan, la capitale des Tyréens dans l’archipel. Les galériens ramaient vite.

La ville était située dans une baie naturelle qui protégeait son port des vents et des courants. Des dizaines de navires s’y abritaient, des tartanes marchandes jusqu’aux galères blindées. Ses murailles, hautes et en pierres blanches, préservaient quarante mille habitants des pillards et des monstres.

Des Humains à la peau mate, bien habillés, côtoyaient des Montagnols, des pégases et des Vulpès en haillons. On devinait sans peine qui était maître et qui était esclave.

Un homme s’approcha du capitaine. Il avait les cheveux gras et bouclés, portait des bagues voyantes aux deux mains, et sa toge blanche était tendue par son ventre bedonnant.

« Alors capitaine, qu’est-ce que Laigh avait à vous vendre ?

– Des nobles, monsieur ! Et une pleine cale ! Vingt-six… non vingt-cinq, car j’ai dû en céder un en échange de vivres. Pour seulement soixante-cinq solidus !

– Ohohoh ! s’exclama l’armateur, emmène-les dans les entrepôts. Nous irons les vendre à Lakon dès que les navires seront prêts à repartir. Nous en tirerons un bon prix. »

Il attrapa Cathàn par le menton pour mieux admirer sa marchandise. Elle lui cracha au visage.

« Petite souillon ! » hurla le capitaine en lui assénant des coups de bâton. « Désolé, ils ne sont pas encore dressés…

– Humpf ! C’est bien dommage, mais ça montre que ce ne sont pas de vulgaires paysans. » Avant de partir, le capitaine releva Cathàn. Du sang lui coulait sur la tempe.

L’entrepôt où l’armateur stockait ses marchandises se situait en dehors des murailles, un peu excentré par rapport à la ville. Sur le chemin, ils avaient dû endurer les regards méprisants des patriciens, les cailloux jetés par les enfants du haut des balcons, les moqueries des ouvriers.

Beaucoup d’autres esclaves attendaient ici : des elfes montagnols comme ceux de Mahabar, des elfes méridines comme ceux de Pydna, des Vulpès à la peau brune comme eux, des pégases, mais aussi des Humains. Il y avait des vieillards comme des fillettes. Tous étaient en haillons, l’air perdu, les yeux dans le vague. La moitié portait un collier en fer autour du cou qui laissait des marques sur leur peau. C’était presque une étable : il y avait du foin dans les coins qui servait de paillasses. Des barres en fer, tordues, fermaient des fenêtres qui laissaient rentrer le vent.

À la moindre récrimination, les gardes sortaient les fouets. Le soir, on ne leur donna que du pain sec et une eau malodorante, verdâtre, croupie. Les plus grands et les plus forts se servaient en premier, les vieux et les enfants prenaient le reste. Beaucoup de cris, de pleurs, de supplications.

Roïs avait obtenu un quart de miche rassie qu’elle trempait dans sa timbale d’eau pour l’amollir. Elle la mangeait dans un coin de la pièce. Juste à côté, Cathàn juchée sur une caisse examinait les barreaux des fenêtres.

« Qu’est-ce que tu fais ?

– Le mur s’effrite, on peut retirer les barreaux.

– Et alors ? »

Elle tira un coup sec. Elle avait ouvert un trou.

« Je vais m’enfuir.

– Arrête ! Tu seras rattrapée avant !

– Non ! Les gardes sont partis. Je peux passer par là, le temps qu’ils me prennent en chasse…

– Tu vas tous nous condamner ! Si tu t’enfuis et qu’on reste là, c’est nous qui allons prendre la colère des maitres !

– Alors, viens avec moi ? »

Elle lui tendit la main. Roïs la regarda un moment avant de relever la tête.

« Cette fois-ci, je ne me ferais pas avoir. Va te brûler les ailes toute seule. »

Cathàn poussa un soupir. Ceux-là s’étaient condamnés à la servitude d’eux même, pensa-t-elle. Elle enjamba la fenêtre et se retrouva dans les faubourgs.

C’était le crépuscule ; on y voyait encore assez bien grâce aux torches. Elle s’enveloppa dans un morceau de toile de jute et se faufila dans une rue étroite.

« Ils ont des dizaines d’esclaves, et je viens d’arriver. Je devrais pouvoir quitter la ville sans trop de problèmes. »

La cité de Naqshan était grande, elle ne savait pas où aller. Elle rasa les murs, évitant les regards. La population était Humaine, mais misérable. Les toges somptueuses avaient laissé place à des tuniques miteuses ; les beaux enfants tout propres étaient remplacés par des gamins pouilleux.

Cachée derrière un tonneau, Cathàn les observait. Il lui suffisait de traverser ce dernier quartier, et elle serait dehors, en pleine campagne, là où les étendues sauvages rendraient difficile sa capture. La voie était dégagée.

Elle se redressa lentement et s’élança. Elle reçut un coup de bâton sur le front au même moment.

« Les gars, on l’a trouvé ! » cria un homme.

C’était un galérien de l’armateur, Cathàn le reconnaissait. Elle le repoussa avec force et tenta de se dégager, mais deux autres vinrent lui prêter main forte.

« Tu vas te calmer, oui !

– Lâchez-moi ! » hurla Cathàn en mordant son bourreau.

Un des galériens la fit tomber au sol et lui envoya son pied dans la tête. Elle se recroquevilla sur elle-même, mais les coups pleuvaient.

« Prend ça, sale Vulpès ! » dit l’un des hommes en la frappant de plus belle.

Les passants détournaient le regard et restaient muets.

Une fois la bastonnade terminée, les hommes de l’armateur ramassèrent Cathàn puis la jetèrent sans ménagement sur le sol de l’entrepôt, au milieu des autres esclaves.

Un filet de sang coulait de la bouche de Cathàn ; sous sa peau brune, on voyait de nombreux bleus, et elle avait un œil poché. Un garde la releva en la saisissant par les cheveux et l’attacha à un poteau.

« C’était à prévoir !

– Pas d’inquiétude capitaine, je vais les dresser, moi ! »

L’armateur sortit un fouet, et le pointa vers Roïs.

« Toi, fait lui passer l’envie de s’enfuir ! Donne-lui cent coups, et si tu refuses, tu prends sa place ! »

Roïs serra le bâton dans ses mains et s’approcha de Cathàn.

Elle garda le bras en l’air quelques instants.

« Ne m’en veux pas, mais j’aimerais éviter de subir le même sort. » dit-elle avant d’asséner un coup dans lequel elle avait mis du zèle.

« Je te l’avais dit, que tu te brûlerais les ailes. » ajouta-t-elle plus bas.

Roïs administra les cent coups de fouet, sans que son bras ne faiblisse et sans en oublier un seul. Cathàn serra les dents. Sa peau était dilacérée, ses chairs ouvertes, sanguinolentes et labourées par le cuir. Cathàn ne put se retenir de crier que jusqu’à la moitié ; après, la douleur était telle qu’elle dût la laisser sortir en hurlant.

En temps normal, Cathàn se serait récriminée contre ce traitement, aurait insulté ses bourreaux qui osaient lever la main sur celle qui était encore une princesse il n’y a pas une semaine !

 Mais son moral était brisé. Elle avait échoué dans sa révolte et dans son évasion. Le petit sourire en coin satisfait de Roïs, qui n’était alors qu’une aristocrate sans envergure, lui montrait toute l’ampleur de sa disgrâce. Sans espoir, elle se préparait sous les coups à une vie de servitude.

À la fin, elle n’avait même plus la force de hurler. La terre battue autour d’elle, mélangée à son sang, s’était transformée en une boue collante.

Elle perdit connaissance et passa la nuit recroquevillée dans un coin de l’entrepôt. Les autres esclaves ne l’approchèrent pas.

Le lendemain, elle fut chargée sur une charrette puis jetée dans un dromon qui s’apprêtait à quitter le port.

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