L’armée rebelle s’était réunie devant Aberwick, une petite cité de campagne à une vingtaine de kilomètres de Gwynol et Pydna. Ils étaient quatre mille : des nobles en armure de fer côtoyaient des paysans armés de lances et de couteaux. Ils venaient tous pour une raison différente, parfois pas forcément compatible, mais Cathàn aurait le temps de gérer ces petits problèmes une fois qu’elle aurait renversé Tyrone.
Roïs était venue avec une vingtaine de mercenaires pégases. Elle avait dû les recruter par des moyens détournés. C’était moins que ce que Cathàn aurait voulu, mais ce serait suffisant pour se débarrasser des bourgeois de Winvermon quand les phalanges de Pydna auront été rejointes.
La troupe était dubitative. On s’attendait à une victoire rapide, voire à ce que leurs adversaires, inférieurs en nombre, s’enfuient d’eux-mêmes. Pour parer à toute éventualité, des vivres et des armes avaient été amassés dans des dépôts gardés secrets.
« Tyrone approche ! » s’affola une estafette.
Au loin dans la plaine arrivait le Haut-Roi à la tête d’une armée de trois mille soldats, tous des Vulpès équipés d’armures en acier et d’épées rutilantes. Lui-même portait un plastron en orichalque, et chevauchait un imposant destrier noir, tout en muscle, qui hennissait comme une bête infernale.
Un murmure se diffusa parmi les soldats.
« Ils ont de la cavalerie, et en nombre ! dit l’un d’eux.
– Ne paniquez pas, leur commanda Cathàn, ils sont mille de moins que nous ! Ne brisez pas les rangs, et suivez-moi ! »
La princesse de Manach chevaucha entre ses soldats et prit les commandes. Lentement, elle ordonna à son armée de se retirer d’Aberwick, et de la suivre en marchant, sans se presser.
« J’ai un plan. » confia-t-elle à son père qui chevauchait à ses côtés. « Confronter Tyrone frontalement ne serait pas très intelligent. C’est un fin stratège, même en surnombre notre victoire n’est pas assurée. Je compte l’attirer jusqu’à Pydna, où Callàn nous attend avec les phalanges de la cité. »
Le roi Cartach jeta un œil derrière lui.
« Tu n’as pas peur que ces cavaliers viennent harceler notre armée pendant la marche ?
– C’est un risque que je suis prête à prendre. Pydna n’est qu’à quinze kilomètres, nous l’aurons atteinte dans quatre heures si nous gardons le rythme. Là, nous ferons la jonction avec mon frère, et nous aurons gagné. »
Elle parlait avec tant d’assurance que son père ne pouvait qu’être convaincu.
« Et puis, j’ai déjà prévu des contre-mesures. » ajouta-t-elle. Elle pointa au-dessus d’elle. Les mercenaires pégases pouvant voler, ils tournaient autour de l’armée. Ils prévenaient les troupes lors des embuscades, donnaient des renseignements sur l’ennemi, et faisaient circuler les ordres.
Dans le camp d’en face, une seule pégase était en poste. Cathàn l’avait reconnu : c’était Svincina.
« Elle nous a trahis ! s’exclama Cathàn. Elle nous a trahis, je lui ferais payer.
– Si je deviens Haut Roi, il faudra nous montrer magnanimes. Elle a dû avoir ses raisons.
– Pourtant, elle nous a servi si longtemps, tout ça pour se retourner contre nous, tu parles d’une fidélité… »
Les deux armées se poursuivirent ainsi pendant un bon moment : quand l’une accélérait, l’autre suivait, et vice versa, pour ne pas trop s’épuiser avant le choc. Tyrone restait toujours à plus de deux cents mètres, hors de portée des archers.
Une forêt se trouvait entre Pydna et Aberwick, et à peine l’armée royale y avait pénétré, que les cavaliers s’y dispersèrent.
« Ne vous éloignez pas du convoi ! Rassemblez-vous au centre pour éviter les embuscades ! » commanda Cathàn.
Les sentinelles pégases firent de même, car les cimes gênaient leur visibilité.
Cathàn hésitait : la cavalerie ennemie étant dispersée, ne devait-elle pas ordonner une charge générale sur l’armée de Tyrone, devenue vulnérable ? Elle risquerait ses arrières, mais elle pouvait gagner la bataille plus vite que prévu…
Un sifflement arrêta son raisonnement. Des carreaux passaient au-dessus de sa tête.
« Des… des arbalètes ! Les cavaliers tirent à l’arbalète ! » alerta Roïs, une égratignure sur la joue.
L’armée forma un mur de boucliers défensif. Réunie en cercle, ce n’étaient pas trois flèches qui allaient les décimer.
« Restez en position ! Ils seront bientôt à court de munitions et nous aurons le temps de traverser la forêt ! »
Cathàn avait à peine fini sa phrase qu’un corps lui tombait devant le nez. Les arbalétriers visaient les pégases sentinelles depuis le début, et maintenant que ses troupes étaient réunies en un seul point, il n’y avait plus personne pour les empêcher de s’approcher et de décimer les Hommes-Chevaux.
Cathàn ordonna qu’on brise le cercle et qu’on aille déloger les cavaliers, mais le temps que l’armée se mette en branle, ils s’étaient déjà repliés.
Du fait de leur petit nombre, tous les mercenaires pégases avaient été touchés.
« Les tirs d’arbalète ont visé spécifiquement les ailes, indiqua Roïs qui regardait un corps sur une civière. Les survivants ne pourront plus voler pendant un moment. »
Cathàn se mordit la lèvre inférieure.
« Ce n’est rien, c’est un tout petit nombre de pertes et ça ne change rien à notre plan. De toute façon, Pydna n’est pas très loin ! »
À la sortie de la forêt, on distinguait déjà les hauts murs blancs de la cité elfique. Cathàn ordonna qu’on presse le pas.
Les gardes méridines, graves, regardaient l’attroupement qui grouillait au pied des murs.
« Callàn ! Je suis arrivé, fait sortir tes troupes ! » hurla Cathàn.
Les gardes se regardèrent sans un mot avant de disparaître.
L’armée de Tyrone se rapprocha et s’arrêta juste à la limite de portée des arcs.
Tyrone, de haute stature, toisait son adversaire depuis son cheval. Ses pupilles étaient vertes, brillantes comme des émeraudes, et son regard rogue balayait la plaine.
Cathàn ne pouvait le supporter. Il la méprisait ! Lui, qui n’était même pas roi il y a quelques mois, il la méprisait ! Elle allait lui rabattre son caquet.
« Callàn ! Dépêche-toi ! » cria-t-elle.
Elle commençait à trouver le temps long ; même si elle était en supériorité numérique, elle était coincée contre les murs.
« Callàn !
– Callàn ! » tonna Cartach de concert avec sa fille.
La porte s’ouvrit enfin. Les soldats elfes, équipés de grands boucliers en bois peint, de longues lances et de casques en cuivre polis, étaient étalés sur huit rangs de dix. Callàn était à leur tête.
« Enfin ! Sortez, et venez porter le choc contre l’armée de Tyrone ! »
Elle tira son épée et la pointa dans la direction du Haut-Roi, qui ne s’affolait pas.
« Eh bien, dépêchez-vous ? » demanda Cathàn.
Ni son frère ni ses troupes ne bougeaient.
« Callàn ? »
Les lances des phalangistes s’abaissèrent dans un seul mouvement ; les pointes brillantes dirigées vers Cathàn.
« Mon père, ma sœur, je suis désolé, mais votre rébellion s’arrête là.
– Que… »
Des cris parvinrent de l’avant-garde. Tyrone et ses hommes s’avançaient. Cathàn était coincée, prise entre le marteau et l’enclume. La panique se répandit parmi les soldats rebelles. On courait dans tous les sens ; on essayait de quitter l’encerclement mais les cavaliers rattrapaient les fuyards et les massacraient. Une troupe paniquée tenta le tout pour le tout et se jeta sur le mur de bouclier des elfes ; ils finirent empalés par la forêt de lances qui se dressait contre eux.
« Su… Suivez-moi ! Nous pouvons encore quitter le champ de bataille et nous reformer ! ordonna Cathàn.
– Et pourquoi quoi faire ? hurla un noble de son armée. Nous sommes perdus ! »
Cathàn tira sur sa bride et tenta un galop ; son cheval se cambra et elle tomba à terre, fit une roulade et posa la main sur son fourreau.
Une ombre se projeta sur elle. Elle leva la tête ; Tyrone lui faisait face, son épée pointée sur son visage.
« N’en fais pas plus. » menaça le Haut-Roi. Derrière, ses cavaliers encerclaient son père et ce qui lui restait de troupes.
Cathàn, vaincue, fit tomber son arme à ses pieds.