Chapitre 5 : Le marché aux esclaves

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Toujours en train de comater, Cathàn ne percevait que le tangage du navire dans lequel elle se trouvait. Son dos la lançait horriblement ; elle avait perdu connaissance pendant une journée entière.

Un morceau de pain et un godet d’eau avaient été posés devant elle. Quand elle ouvrit les yeux, un jeune mandragot, un Homme-Chat, l’aida à s’asseoir et à manger.

« Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Et où sont les autres Vulpès ? demanda Cathàn.

– Nous sommes dans un navire marchand tyréen, et on se dirige vers Lakon. Ils disent qu’ils vont nous vendre au détail au marché. Les autres Vulpès ont été emmenés dans d’autres bateaux. »

Lakon ? Elle en avait déjà entendu parler. C’était une grande ville, une cité indépendante, dont on disait qu’elle contrôlait la majeure partie du commerce de l’archipel.

« Un marché… » murmura-t-elle. À qui allait-elle être vendue ? Elle, ancienne princesse, finirait-elle sa vie dans une ferme, à ramasser des radis ? Dans son état, trouverait-elle quelqu’un pour l’acheter ? Elle n’arrivait pas à y penser, et de toute façon ne le voulait pas. Elle se rendormit après avoir mangé, incapable de réfléchir plus longtemps.

Des cauchemars l’assaillirent sans lui laisser le temps de se reposer. Elle se voyait travailler des heures durant, être abusée par des maitres cruels et idiots, son corps transformé en charpie sous les coups de fouet.

Elle se réveilla en sueur alors que leur navire était arrêté. En attendant d’être débarquée, elle monta sur le pont.

Lakon était la plus grande ville qu’elle n’avait jamais visitée, et même la plus grande cité de l’archipel tout court. Ses maisons grises en pierres s’étalaient à perte de vue ; sa muraille était bien insuffisante pour les protéger toutes, et elles débordaient allégrement dans la campagne. De nombreux bâtiments surplombaient les toits de tuiles : des temples éclatants avec leurs colonnes, des manoirs clinquants avec leurs tours, des insulas avec leur cour intérieure.

Un groupe de fonctionnaires les attendaient sur le quai. Le chef était un elfe septine avec de longues oreilles tombantes et les autres étaient des Humains ; tous portaient des toges blanches, avec des stries noires.

Chaque esclave fut ausculté : ils contrôlaient les arrivées pour éviter les épidémies.

« Je vais les vendre tout de suite. Tu peux t’occuper de soigner les plus amochés ? La marchandise doit être présentable. » demanda le capitaine. Il plaça un solidus dans la main de l’elfe septine.

Le magicien fourra la pièce dans sa poche et prit Cathàn par le bras. Il releva sa tunique et découvrit son dos meurtri, sur lequel il posa les doigts. L’incantation qu’il prononça était un espèce de sabir qui ressemblait à la langue que parlaient les elfes de Pydna. Les blessures se résorbèrent à vue d’œil ; la douleur disparaissait, elle sentait sa peau se souder.

Cathàn était terrifiée. Elle n’avait jamais vu de sort de soin de cette efficacité : s’il était possible de la remettre sur pied aussi facilement, alors ses futurs maitres pourraient la torturer à l’envi sans jamais la laisser mourir.

Une fois terminés, ils furent dirigés par le capitaine et son bâton à travers les rues étroites de Lakon. La zone portuaire grouillait d’activité. Il fallait slalomer entre les charrettes aux bœufs amorphes, qui attendaient leurs chargements, les porteurs qui passaient en courant un sac sur le dos, les marchands ambulants et leurs babioles étalées sur un tapis et qui gênaient le passage.

Ils arrivèrent sur une grande place. De larges estrades étaient montées dans les coins ; des esclaves, les mains enserrées dans des carcans, vêtus de toile de jute, attendaient, le regard perdu dans la foule.

Contrairement à Naqshan, les Humains ici avaient la peau très blanche, ne portaient pas de toges mais des tuniques en lin et avaient les yeux clairs. En outre, on voyait des représentants des trois races d’elfes, des Septines, des Méridines, et des Montagnols. Les thérianthropes aussi n’étaient pas en reste. Des Mandragots, à la queue de chat, se faufilaient avec agilité entre les groupes en pleine discussion. Les Harpies, Pégases et Dracs rentraient leurs ailes dans leurs dos pour éviter de renverser quelque chose. Les Garaches, Hommes-Loups à la stature bien reconnaissable, dépassaient d’une tête leurs concitoyens et en profitaient pour regarder les marchandises par-dessus la foule compacte. À la grande surprise de Cathàn, parmi les Vulpès, tous n’étaient pas de l’archipel : certains avaient une fourrure plus touffue et plus rêche, et la peau parfaitement blanche.

Surtout, il était difficile de dire si ici une race était plus importante qu’une autre. Bien que les Humains formassent le plus gros contingent, ils ne semblaient pas être les seuls à avoir atteint un bon niveau de richesse.

L’esclavagiste ordonna à sa marchandise de retirer sa tunique. Les futurs acheteurs devaient pouvoir les observer sous les moindres détails. Ceux qui refusèrent reçurent des coups de bâtons.

Cathàn s’exécuta. Depuis Nasquan, elle était brisée, dans un état second, et n’avait plus la force de résister. Elle fut poussée au centre de l’estrade, son corps nu exposé à la vue des passants.

Deux esclaves, dans un meilleur état qu’elle, discutaient de leur situation.

« J’ai entendu dire que des rois venaient faire leurs achats ici. Tu… tu penses qu’on pourrait être achetés pour servir dans un palais ? demanda un jeune mandragot craintif.

– Si seulement ! Je serai la servante d’une princesse, je me tiendrai derrière elle pendant ses réceptions, je l’aiderai à mettre ses robes… » rêva une elfe montagnole.

Cathàn ne put retenir un sourire amer. Eux, ils avaient encore de l’espoir, mais était-il permis d’en avoir ? Il fallait voir les choses de manière pragmatique. Allait-elle récurer un sol crasseux dans une caserne, ou se casser le dos dans un latifundium ?

 Au pied de l’estrade se tenait une jeune fille humaine, blonde, dans une tunique échancrée qui laissait voir ses formes. Elle était accompagnée d’un couple de Garaches équipés de grosses armures en fer, plus rutilantes et lourdes que celles des gardes.

« Donne-moi le Montagnol, là ! Et le Septine aussi… oh, et ajoute cette Vulpès au regard mort. »

Cathàn comprit qu’on parlait d’elle quand le marchand lui ordonna de descendre.

« Tu t’en tires pas trop mal, t’es achetée par Ostine. À partir de maintenant, c’est ta nouvelle maitresse, alors obéis-lui au doigt et à l’œil. » lui dit un des marchands d’esclaves.

La jeune humaine sourit quand elle vit Cathàn s’approcher.

« Un petit bain, et elle sera parfaite. » murmura-t-elle avant de se retourner et de frapper dans ses mains. Les deux gardes Garaches, encadrant les esclaves, la suivirent à marche soutenue. Ils s’enfoncèrent dans les rues de Lakon, jusqu’à arriver à un quartier qui accueillait de belles maisons et une population plus huppée que celle du port. Ils s’arrêtèrent devant un manoir qui rivalisait en taille avec l’hôtel de ville.

La devanture était décorée de statues de femmes dénudées. Les larges fenêtres étaient obstruées par des rideaux en velours. Un panonceau indiquait qu’il s’agissait du « Temple de Nacre ». Ce devait être un genre de cabaret. Ou un vulgaire lupanar ? Cathàn n’avait plus la force ni l’envie de faire des suppositions.

Dans l’entrée, un comptoir se tenait devant un escalier monumental qui menait aux étages supérieurs. De lourdes draperies pourpres couvraient les murs. On pouvait sentir dans l’air des parfums floraux. Les clients, des gens riches bien habillés, attendaient sur des sofas rembourrés. Sur les tables basses, des verres de liqueurs brillaient sous la lumière des bougies blanches. De temps en temps, des jeunes femmes vêtues de soies passaient et leur faisaient des sourires.

« J’ai fait une affaire ! » s’exclama Ostine. « Dorsa, je te laisse t’en charger pour le moment, je m’occuperai du reste demain. » dit-elle à une elfe montagnole.

« Ils ne sont pas un peu nombreux ? demanda Dorsa.

– Quand les Tyréens vendent, il faut acheter. Ils ne savent pas estimer leurs captifs… prépare-les, nous les affecterons demain. »

L’elfe à la peau bleu nuit acquiesça par une petite courbette, puis fit signe aux esclaves de la suivre. Cathàn n’était toujours pas assez en forme pour comprendre ce qu’il se passait ; pour le moment, elle se laissait porter par le mouvement.

Elle fut d’abord emmenée dans les thermes du personnel. Pas de séparations entre les sexes, mais elle n’était plus à ça près. Une cinquantaine de jeunes hommes et de jeunes femmes se serraient dans une pièce qui n’était pas si grande, et qui n’avait que deux bassins.

On lui ordonna de s’immerger jusqu’aux épaules. Son corps frémit au contact de l’eau chaude. Elle n’avait pas pris de bain depuis une bonne semaine ; en fait, elle ne s’était pas lavée du tout depuis une semaine ! De la vapeur lui courrait sur le visage. Ses muscles se détendaient. Elle avait l’impression de revivre.

Des employés allaient et venaient, se trempaient dans les bassins et repartaient aussitôt. Il y avait toutes sortes de races, bien plus qu’à Naqshan.

Dorsa, l’elfe montagnole, frappa dans ses mains.

« Sortez et venez ici. On va vous donner des habits plus propres que vos guenilles. »

Une jeune humaine leur distribua des tuniques de lin. Cathàn passa ses doigts sur le tissu propre ; c’était agréable.

« Il commence à se faire tard, on vous donnera vos affectations demain. » déclara Dorsa.

La jeune humaine leur fit signe de la suivre. Ils montèrent deux escaliers ; sous les toits s’enfilaient des dizaines de petites pièces, équipées d’un lit, d’une armoire, et d’un tabouret, le tout faiblement éclairé par une bougie de suif. Un bol avec du pain était posé sur la table.

Cathàn se jeta sur une des miches car elle n’avait pas mangé depuis la veille, puis elle se laissa tomber sur le matelas et poussa un profond soupir. Le plafond qu’elle fixait avait des lézardes. Elle avait du mal à réaliser qu’en quelques semaines, elle était passée de princesse à esclave.

Ce grand cabaret, avec son ambiance feutrée, devait recevoir du beau monde. Elle était propre, elle avait le ventre plein, mais elle était exténuée. Maintenant, qu’est-ce qui l’attendait ? La prostitution ? Allait-elle s’y résoudre ? Elle ne le savait pas.

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