Chapitre 8 : La réception

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Ce soir-là, la salle du cabaret était bondée. Des chandeliers protégés par des bulles en verre projetaient une lumière tamisée. Les ombres des clients glissaient sur le sol et partaient se réfugier dans des alcôves discrètes, cachées par de lourds rideaux en soie.

Les serveurs distribuaient des boissons à base de liqueur venue du continent galate et de fruits exotiques importés à grands frais de l’Empire de Tyr. Ceux qui restaient plus terre à terre se contentaient de l’hydromel local — produit à partir d’eau de source claire, de miel de qualité et d’un peu de gelée royale. Pour les petits fours, alignés par centaines sur des plateaux d’argent, rien de moins que de la viande de requins, grillée, salée, et servie avec du garum conçu dans les manufactures impériales des Tervinges. En plat principal, les cuisiniers offraient un peu de folie, avec des paupiettes à farce d’ours à deux têtes, un monstre que personne n’avait vu dans l’archipel depuis des décennies.

Les clients étaient majoritairement des Humains, des capitaines varègues revenus de pillage, mais aussi des marchands tyréens venus pour le marché. Il y avait même des aristocrates vulpès du royaume boïen, ou encore des hommes-dragons qui faisaient escale après un long voyage.

Des musiciens assuraient l’ambiance de la soirée. Cathàn n’en croyait pas ses yeux : au milieu des tambourins et des flûtistes, une dryade s’occupait du chant. La créature sylvestre avait la peau verte tout comme ses cheveux où des pétales de rose y étaient parsemés. Du lierre enroulé à ses cuisses déployait ses feuilles pour cacher son intimité. Sa voix cristalline égrenait les notes suaves d’une chanson d’amour languissante.

En tant que princesse insulaire, Cathàn avait déjà eu l’occasion de voir des Dryades, qu’elle avait rencontrées lors de cérémonies mystiques, mais jusqu’alors, elle tenait ces êtres mystérieux pour un peuple puissant, discret, sage, et proche des dieux. En croiser une dans un cabaret, chantant au milieu des hommes, était un vrai choc. Les autres clients, bien que charmés, n’y faisaient pas plus attention.

Des éclats de rire la ramenèrent à la situation. Elle avait presque oublié que, cette nuit, elle la passerait peut-être avec une des personnes présentes dans le cabaret.

Pour l’occasion, elle avait revêtu une robe en flanelle verte qui moulait ses formes ; le tissu s’échancrait pour laisser son dos et ses épaules nues. Elle avait jeté de la poudre d’argent dans ses cheveux et les avait réunis dans un chignon ; par coquetterie, elle avait gardé de nombreuses mèches bouclées tomber de chaque côté de son visage. Sa queue de renard avait été brossée et agrémentée d’un gros ruban bleu.

Elle était plutôt contente de sa tenue, mais elle ne pouvait nier que Dorsa la surpassait, et de loin. L’elfe montagnole avait enfilée une robe en satin blanc, extrêmement décolleté, qui mettait en valeur sa forte poitrine. Des bracelets d’or tintaient à ses poignets, et on pouvait sentir les énergiques effluves d’un parfum chic émaner d’elle. Les autres hôtesses n’étaient pas en reste.

« Les filles, vous avez décidé de votre cible ? » demanda Késia, une Humaine dans la trentaine aux cheveux noirs et à la peau mate. De toute évidence, c’était une Tyréenne ; un peuple qu’on se n’attendait pas à voir dans cabaret.

« Moi, je vise toujours Sigmar ! » déclara Téméni, sûre d’elle. Des rubans de plusieurs couleurs s’enroulaient autour de sa queue d’écaille et se liaient à sa toge d’un blanc impeccable.

« Sigmar ? » s’étonna Késia. « Il est pas un peu grassouillet ?

– Il ne fait pas beaucoup d’exercice, c’est un politique, remarqua une hôtesse.

– Mais il est puissant, il doit avoir de l’argent ! ajouta une Pégase.

– Quitte à choisir, je préfère quand même qu’il soit mieux monté ! dit Késia. Moi, je compte bien essayer d’aller avec Túatnnach, ce seigneur boïen.

– Vous êtes cruelles, les filles, coupa Dorsa. Sigmar est loin d’être un mauvais parti…

– Autant viser le plus haut possible ! répondit Késia en ricanant.

– Et toi, Cathàn ? Il y a quelque chose qui t’intéresse ? »

La jeune fille pencha la tête.

« En fonction de ton choix, tu auras divers avantages. Certains de tes amants t’offriront des cadeaux, d’autres t’inviteront aux courses de chevaux ou au Colisée… ça dépend vraiment des gens.

– Encore faudra-t-il qu’elle soit choisie par un homme avec assez de pouvoir… ou qu’elle soit choisie tout court ! siffla Téméni.

– Elle est mignonne, elle va trouver facilement ! intervint Késia.

– Pas sûre ! Des Vulpès insulaires, il y en a la pelle, ici ! Elle n’a rien d’exceptionnel !

– C’est une ancienne princesse, il ne faut pas l’oublier. Pour beaucoup de nos clients, c’est un gros avantage. » corrigea Dorsa.

Késia se pencha sur le comptoir et l’observa des pieds à la tête.

« Vous vous cassez la tête pour rien. Vous connaissez nos clients aussi bien que moi, ce ne sont pas le genre de gars à chipoter. Elle a de belles petites fesses, des seins bien là où il faut, et un joli minois, aucun doute qu’elle trouvera chaussure à son pied ce soir ! De toute façon, si Lauchan y arrive, ce n’est pas Cathàn qui aura du mal !

– D’ailleurs, où est-il ? » demanda Dorsa.

Késia fit un mouvement de tête. Le jeune mandragot était collé à une elfe méridine en uniforme qui avait passé son bras autour de sa taille.

« Éortéïs a déjà mis la main dessus. » dit-elle avec un grand sourire.

Téméni roula les yeux au ciel.

« Les mages elfes sont toujours comme ça. »

Dorsa frappa dans ses mains.

« Ce n’est pas tout ça les filles, mais on a du pain sur la planche. »

Les hôtesses se dispersèrent, rejoignant les tables et leurs amants, ou engageant la conversation avec des clients qui le deviendraient peut-être.

Cathàn s’avança parmi eux. Étrangement, elle se sentait bien. L’atmosphère sensuelle de la salle, le chant de la dryade, les vins raffinés, les tenues provocatrices des autres filles, tout cela titillait en elle un sentiment d’érotisme. Cette nuit, elle le sentait, elle le voulait, elle passerait la nuit dans les bras d’un nouvel amant.

Mais qui choisir ? Elle ne connaissait personne, et c’était sa première soirée.

Du coin de l’œil, elle remarqua Volker. Le jeune homme parlait avec des amis à lui, tous plus âgés. Cathàn le trouvait charmant, et nul doute qu’en jouant un peu de ses charmes, il lui tomberait dans les bras ; mais elle trouvait cela facile.

Saro aussi était présent. Accompagnés d’une capitaine varègue et d’un autre mercenaire, ils avaient commandé des bouteilles d’alcool fort. Elle devait bien s’avouer qu’il ne la laissait pas indifférente, et c’est peut-être ce garçon-loup qui lui faisait le plus d’effet. Pourtant, l’attirance qu’elle avait pour lui, dans cette situation, ne se manifestait pas ; elle se sentait un peu gênée de venir à lui, inexpérimentée, et quand elle l’approchait, son cœur battait fort.

Finalement, elle arriva à la table de Gunnolvur. Elle avait toujours du mal à se faire à l’idée qu’il avait passé la quarantaine : il en faisait dix de moins. Son physique avait tout pour lui plaire selon ses propres standards : grand, beau, le torse large et musclé, il avait la mâchoire carrée et un sourire éclatant. Cathàn avala sa salive. Une excitation physique s’emparait d’elle. Il y avait déjà deux autres filles avec lui, une sur ses genoux, et une autre qui prenait appui sur ses épaules développées pour lui chuchoter dans l’oreille. Il lui fit signe d’avancer : il y avait largement de la place pour une troisième. Elle s’assit à ses côtés et lui servit un verre de vin.

« Je ne voudrais pas vous déranger, vous êtes déjà en bonne compagnie… dit-elle d’une voix mielleuse.

– Restez donc, je serai alors en encore meilleure compagnie. »

Il passa sa main autour de ses hanches et la rapprocha.

« Vous avez l’air fatigué. Qu’est-ce que vous faites, au conseil de la ville ?

– Je m’occupe des affaires militaires.

– Oh, ça explique tous ces… muscles… » dit-elle alors qu’elle lui avait posé la main sur le torse. « Vous êtes tout tendu, je vais arranger ça. ». Elle commença à lui masser les épaules.

« Tu ne perds pas de temps. » répondit Gunnolvur. Il se retourna et lui saisit le menton, avant de l’embrasser. Un frisson parcourut Cathàn de ses lèvres jusqu’au bout de sa queue. Une des filles, qui voyait que Cathàn prenait trop de place, se colla un peu plus au torse de Gunnolvur.

« Du calme, les filles, il y en aura pour tout le monde. » Et il l’embrassa aussi. La troisième se pressait déjà pour réclamer son dû. « Allons dans un endroit plus calme. Je n’aime pas m’étendre en public. »

Il se leva, entraînant Cathàn et les deux filles avec lui à l’étage.

En chemin, ils croisèrent Ostine. « Seigneur Gunnolvur ! Je vois que la récolte a été bonne. » La matrone leur fit un clin d’œil malicieux.

« J’espère que vous continuerez d’apprécier mon établissement. Amusez-vous bien ~ ».

Cathàn fut réveillée par des coups sur la porte. Il était dix heures passées, Gunnolvur était déjà parti.

Elle se redressa péniblement. La nuit qu’elle avait passée avait été plus que torride, et elle ne s’en était pas remise. Son corps pouvait encore sentir l’étreinte virile du conseiller ; elle ne sentait plus son bassin. Les autres filles, éparpillées sur le lit, ne bougeaient plus. Cathàn se disait que, trois femmes seulement, c’était trop peu pour Gunnolvur. Si elles avaient été le double, peut-être…

Les coups sur la porte se firent plus insistants.

« Bon ! Y’a quelqu’un de réveillé là-dedans ou bien Gunnolvur vous a coupé les jambes ? »

Cathàn s’enroula dans un drap et vint ouvrir. C’était Késia.

« Il est déjà dix heures, et Ostine veut que tu viennes prendre le thé dans le salon bleu. »

Cathàn enfila ses vêtements. Le salon bleu ? Qu’est-ce qu’elle lui voulait si tôt le matin ? Elle se dépêcha de s’y rendre, saluant au passage ses camarades de rodéo nocturne.

Lorsqu’il n’était pas utilisé pour recevoir des hôtes de marque, le salon bleu était réservé aux courtisanes, c’est-à-dire aux filles du cabaret qui avait un rang plus élevé que les autres hôtesses. C’était un privilège auquel elles tenaient, il était donc étrange que la matrone veuille la recevoir là-bas plutôt que dans sa chambre.

Cathàn y trouva Dorsa et Ostine, assises sur des sofas. Rien qu’à l’odeur qui émanait de la théière, elle pouvait deviner que les feuilles qui infusaient venaient de loin, de Sérica, ou peut-être de Shipango.

« Voilà notre séductrice ! s’exclama Ostine.

– Séductrice ? demanda Cathàn.

– On a vu avec quelle facilité tu t’es mis Gunnolvur dans la poche. Ce n’est pas donné à tout le monde.

– On était trois ! s’étonna Cathàn.

– Mais les deux autres le connaissaient depuis bien plus longtemps. Gunnolvur consomme beaucoup de mes hôtesses, mais il est assez rare de se faire un chemin jusqu’à sa chambre dès le premier soir. On peut dire que tu lui as tapé dans l’œil. »

Cathàn était perplexe. Cela ne lui avait pas semblé si dur ! Pourtant, se dire qu’elle avait un don pour la séduction la remplissait d’un certain orgueil.

« À partir de maintenant, tu prendras tes repas dans l’un des salons, avec les courtisanes de haut rang. » ajouta Dorsa. « Si tu commences ainsi, tu auras vite plusieurs amants, et tu devras leur consacrer du temps. Nous allons aussi t’affecter une nouvelle chambre, où tu pourras les recevoir selon tes envies. »

Les jours qui suivirent, Cathàn continua de participer aux réceptions du Temple de Nacre. Elle engageait la conversation avec les clients, leur servait à boire et apprenait à les connaitre. Pour ce qui est de ses amants, elle ne s’en fit pas vraiment de nouveaux, car les autres filles aussi étaient à l’affût ; mais elle passait la nuit de temps en temps avec Gunnolvur, qui l’appréciait beaucoup.

Il n’était pas rare qu’en première partie de soirée, elle prenne un verre soit avec Volker, soit avec Saro. Le premier gardait une certaine distance avec elle ; après tout, elle était l’amante de son père. Quant au second, c’était elle-même qui mettait la distance.

« C’est étrange que tu ne te rapproches pas plus de ce jeune mercenaire. » remarqua Ostine. « Pourtant, tu l’apprécies beaucoup non ? Et lui aussi, je pense, n’est pas insensible à tes charmes. Tu pourrais le mettre dans ton lit facilement.

– Je ne sais pas trop… quand je parle avec lui, ça va, mais au moment de l’inviter, je bloque…

– Tu bloques ?

– Je ne sais pas… j’ai comme une pression, dans la poitrine.

– Oh… » dit Ostine avec un sourire. Même si sa nouvelle hôtesse était une vraie séductrice, elle avait encore son cœur de jeune fille.

« Enfin, je ne t’ai pas fait venir pour ça. D’une part, je voulais te confier ceci. »

La matrone lui donna une petite boîte en bois de santal, qui renfermait une fiole en verre coloré contenant du kohol.

« C’est un présent de la part de Gunnolvur. C’est le premier que tu reçois, mais tu ferais mieux de t’y habituer. Ici, c’est la coutume pour les amants que d’offrir ce genre de choses à leurs maîtresses. »

Cathàn admira la fiole. Difficile à estimer, mais il y en avait pour une ou deux bourses d’or… Ostine n’était pas impressionnée.

« Pour une fois, je suis un peu déçu de Gunnolvur. Il aurait pu faire un effort… n’hésite pas à te plaindre la prochaine fois que tu le verras.

– Je ne sais pas si j’oserai ! » s’étonna Cathàn, alors qu’elle se demandait si elle devait accepter un tel cadeau.

Ostine sourit. Elle trouvait que Cathàn était encore un peu naïve.

« Bon, tu feras comme tu veux. De toute façon, je ne t’ai pas fait venir pour ça, aujourd’hui. Dans trois jours, nous allons recevoir les elfes de la milice de la ville. Je veux que tu t’en occupes. »

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